Import-export : Réflexions sur certaines modalités contemporaines du rapport fiction/document

Abstract

This article examines the ways a specific subset of contemporary fiction responds to the “reality hunger” (Fields) phenomenon, so visible in both literary production and academic discourse over the past few decades. Starting from what Laurent Demanze describes as “encyclopedic fictions,” it discusses the paradoxical – and yet powerful – potential for fiction (“le romanesque”) that springs from erudition within the novel. Erudite fiction today has become a genre (or sub-genre), with novels imitating it by making up archives or historical documents as if to provide them with a narrative starter. The article then turns to a recent novel by Valeria Luiselli, Lost Children Archives (2019), the last stage of a three-step process that led Luiselli from fieldwork to non-fiction to fiction writing. This writing process, and the transformations of the attested material from which it grew, triggers a discussion of the modalities of “documentary fiction,” its aesthetics, and the ways in which literature is used as a political platform.

LES DERNIÈRES DÉCENNIES en France, mais aussi plus largement dans la littérature occidentale, ont assisté à l’émergence et au succès d’une veine documentaire de la littérature qui semble marquer un nouveau pas dans l’histoire des négociations entre entreprise d’écriture et désir de dire le monde. Narrations documentaires1, factographies2, enquêtes3, littératures de terrain4… Ce nouveau genre déjà largement documenté par la critique apparaît comme le symptôme d’une époque curieuse d’inventer des formes où la littérature puisse à nouveau se revendiquer de cette gageure : rendre compte du réel, « dire le monde », en intégrant les mises en cause de l’ambition réaliste sous ses différentes formes qui ont jalonné l’histoire littéraire depuis la fin du xixe siècle.

La question de la représentation du monde, en effet, travaille en profondeur le champ contemporain, selon différentes formes qui excèdent les frontières de la fiction. Les écrivain.es contemporain.es s’affrontent dans cette entreprise à la multiplicité des discours, tant épistémiques et scientifiques que littéraires, et des médias qui semblent plus à même de réaliser cette ambition, face auxquels la représentation comme la connaissance littéraires interrogent leur légitimité et leur puissance mimétique. Au sortir d’une tendance à l’auto-nomisation et au repli marquée du sceau du structuralisme, la littérature tend ainsi à importer les méthodes de certaines disciplines scientifiques, notamment des sciences humaines, et à s’appuyer sur le développement et l’archivage de différents supports et techniques (le documentaire photographique ou filmique, les archives sonores…) pour retrouver au sein des pratiques littéraires un chemin vers le réel.

La littérature de fiction toutefois est mue depuis longtemps par l’ambition de proposer une connaissance du monde, y compris en s’appuyant sur des protocoles a priori non littéraires. De fait, les formes documentaires et investigatrices actuelles se nourrissent de toute une bibliothèque, des enquêtes des romantiques aux pratiques journalistiques du réalisme zolien : c’est l’objet des travaux de Dominique Kalifa que d’analyser ce qu’il nomme « la culture de l’enquête », par le prisme des convergences entre le développement des sciences sociales et les imaginaires de la littérature populaire qui sous-tendent [End Page 24] celle-ci5. C’est donc d’une foule d’images qu’hérite la littérature contemporaine lorsqu’elle se frotte aux enjeux d’un travail de terrain : « images professionnelles (figures du chercheur, du policier, du travailleur social, etc.), disciplinaires (le naturaliste, l’ethnographe, l’artiste contextuel, etc.), genres littéraires (l’écrivain voyageur, l’écrivain reporter, l’écrivain situationniste, etc.), ou encore démarches (l’enquêteur, le flâneur, l’établi, l’activiste, etc.) » (Roussigné 9–10).

Cet article propose de partir de la sphère de la fiction pour rendre compte de la manière dont celle-ci s’accommode de l’engouement pour les formes contemporaines d’écriture ancrées dans le réel, tendues vers une connaissance légitimée par la pratique du terrain comme par l’usage du document (archives, photographies, témoignages, etc.). En effet, sensible à l’air du temps, la fiction éprouve elle aussi ce « besoin de réel6 », cette aspiration à l’avéré, au tangible, et importe dans ses pages les protocoles, les démarches, l’esthétique parfois des disciplines documentaires : en s’appropriant leurs motifs et structures (démarche investigatrice, dramaturgie de la recherche et de la découverte, etc.), leurs personnages (le détective, l’anthropologue, le chercheur, etc.), leurs protocoles (entretiens, consultation d’archives, résidences et enquêtes sur le terrain, etc.), en imitant, contrefaisant ou important leurs supports.

D’Umberto Eco à Fanny Taillandier : le romanesque des « fictions encyclopédiques7 »

La fiction d’enquête, moins policière (fondée sur des preuves) qu’érudite (fondée sur la recherche documentaire), connaît un vif succès dans la littérature occidentale depuis la fin du XXe siècle. Le Nom de la rose (1980), d’Umberto Eco, en offre un exemple paradigmatique puisqu’il déploie, à partir de l’enquête de l’ancien inquisiteur Guillaume de Baskerville sur le meurtre d’un moine bénédictin, un jeu de piste virtuose qui le conduit à la découverte d’un manuscrit appartenant à la Poétique et consacré à la comédie, gardé au secret par un moine bibliothécaire dont le nom, Jorge de Burgos, constitue un clin d’œil à Borges8. Le lettré devient détective entre les hommes et parmi les livres ; la bibliothèque se convertit en terrain d’enquête.

Ce romanesque de l’érudition est précisément au cœur de la lecture que Michel Foucault développe à partir de La Tentation de Saint-Antoine, de Flau-bert, où l’encyclopédisme le dispute à la fantasmagorie. Un véritable « fantastique de bibliothèque9 » se déploie là, dont la dynamique tensive est bien celle que Laurent Demanze étudie au sein de ce qu’il nomme les « fictions encyclopédiques » contemporaines dont Le Nom de la rose peut être tenu pour un exemple, et dont il suit la trace sous la plume d’auteurs aussi différents que [End Page 25] Pierre Michon, Sylvie Germain, Gérard Macé, Emmanuelle Pireyre ou encore Éric Chevillard ou Pierre Senges. Rassemblées autour de ce que Demanze appelle une « encyclomanie contemporaine » (Demanze, Les Fictions encyclopédiques 126), ces fictions déclinent un éventail de figures du savoir (de l’érudit à l’idiot en passant par le collectionneur, parmi d’autres), de modèles épistémologiques (l’encyclopédie, le dictionnaire, etc.) et de formes rhétoriques de prédilection (la liste, l’inventaire, le catalogue, etc.). Dans la pluralité de leurs modalités, toutes donnent à voir une forme de dramaturgie du savoir et de la connaissance, une théâtralisation de l’érudition.

De l’importance de cette veine encyclopédique de la fiction contemporaine atteste le développement à ses marges d’entreprises de reprise et détournements de ses gestes principaux. Les Onze (2009) de Pierre Michon se construit par exemple à partir d’un tableau signé de François-Élie Corentin et représentant le Comité de Salut Public avant que celui-ci n’éclate dans les luttes fratricides. Le tableau, selon le narrateur, est exposé au Louvre—où quelques visiteur.ses se sont empressé.es suite à la parution du livre, encouragé.es par l’érudition et l’autorité de ce narrateur à mi-chemin entre historien de l’art et harangueur, incrédules de s’apercevoir une fois dans les galeries que ledit tableau, bien sûr, n’existe pas—pas plus que son auteur.

Si le roman de Michon est joueur, et si les usages du document (entre la forgerie d’un tableau fictif et la relecture de Michelet nourrie d’archives historiques) y ouvrent la voie à une écriture historique et biographique oscillant entre pastiche et parodie, on trouve aussi dans la production contemporaine des exemples de fictionnalisation des méthodes documentaires et de leurs objets qui ne relèvent pas de la distance ironique, bien qu’ils participent d’une écriture seconde fondée sur le principe de l’innutrition. Les Tablettes de buis d’Apronenia Avitia (1984) de Pascal Quignard en offre un exemple : à partir d’un document fictif, puisque les fameuses tablettes, pas plus que leur autrice, n’existent ou n’ont réellement existé, le texte adopte l’allure d’une édition critique (notamment par le biais de la préface, « Vie d’Apronenia Avitia », qui situe le personnage dans l’histoire de l’Empire Romain), pour une étude centrée sur la chronique du quotidien qui reprendrait à son compte les principes épistémologiques de la microhistoire10. La tonalité de l’ouvrage est toute autre que celle du roman de Michon, et reflète un goût de l’archive associé à une conception de l’écriture comme archéologie qui relèvent d’un sérieux quasi anthropologique.

Une foule de faussaires lettrés accompagne ainsi le goût contemporain pour une littérature érudite, voire documentaire, reprenant les codes rhétoriques et les protocoles de diverses disciplines scientifiques, et soulignant [End Page 26] d’un trait plus appuyé encore la puissance d’attraction de la veine encyclopédique de la littérature actuelle. La reprise, voire la parodie, valent consécration. Un paramètre de variabilité tonale se superpose donc à l’axe des relations d’import-export qui unissent la fiction et le document, du premier degré de l’enquête (dans un mouvement d’innutrition, où la fiction se met au service du document) à la parodie (en un rapport inversé où le faussaire l’emporte), et passant par nombres de stations entre ces deux pôles.

De cette puissante tension de la fiction vers l’érudition, Boussole (2015), de Mathias Énard, constitue un exemple révélateur à plus d’un titre. Ce roman fait en effet de la correspondance entre deux personnages de chercheurs, le narrateur Franz et la femme qu’il aime, Sarah, le soubassement d’une intrigue par ailleurs très faiblement tensive. Insérés dans la rêverie mélancolique de Franz, les enjeux dramatiques relèvent presque exclusivement du dévoilement progressif des résultats de la recherche des protagonistes : c’est de la construction lente du savoir que naît ici le romanesque, à la fois dans sa dimension narrative de suspense et dans sa valeur fantasmatique et affective comme élan de désir vers un ailleurs, une vie qu’on imagine plus intense.

L’érudition travaille Boussole à différents degrés. Thématique d’abord, puisque le personnage principal est chercheur et que la plupart des sources sont issues de travaux universitaires, comme les remerciements le confirment sous la forme d’un « envoi » en fin d’ouvrage11. Mais le roman ne se contente pas d’intégrer un contenu scientifique narrativisé : il réserve bel et bien une place pour le document dans le corps du texte, au sein de la correspondance des deux personnages principaux et par le biais notamment de Sarah dont les textes, lettres et articles, sont la seule trace de présence (archiver le monde et l’époque, pour Franz, s’accomplit en un geste simultané d’archivage de son amour). Au sein de ceux-ci, qui constituent toujours un décrochement typo-graphique dans le roman, sont insérés des documents iconographiques : photographies, cartes postales, gravures, archives12 dont l’authenticité est soulignée par l’important travail de référencement qui les entoure, dans les précisions de Sarah ou dans celles que Franz apporte à la manière d’un récitcadre pour les lettres de sa bien-aimée, jusqu’à préserver le système de note de bas de page de la lettre originale au sein de sa retranscription. Une véritable esthétique documentaire se déplie donc ici, à cheval sur la frontière entre le savoir historique et l’intrigue romanesque.

Fiction savante, Boussole marque en outre une étape de consécration de la sensibilité documentaire de la fiction française, puisqu’il est couronné par le Prix Goncourt 2015—un prix qui, faut-il le rappeler, a vocation par ses statuts à distinguer « le meilleur ouvrage d’imagination en prose paru dans l’année13 ». [End Page 27] La sélection de Boussole marque ainsi un franchissement dans l’ordre de l’imaginaire au niveau de la réception, qui reconnaît tacitement la veine érudite comme un sous-genre incontournable de la fiction contemporaine.

Le corpus des fictions érudites, s’il se constitue à partir de critères discriminants, peut également s’envisager selon une perspective graduée attentive au degré de fictionnalisation que subissent les sources archivistiques ou documentaires. À ce titre, le deuxième roman de Fanny Taillandier, Les États et empires du Lotissement Grand Siècle : Archéologie d’une utopie (201614), offre un exemple intéressant d’hybridation de la fiction au contact de protocoles de relevés, d’analyse et d’interprétation de données repris à l’archéologie et à l’urbanisme notamment. Le roman est publié dans la collection « Perspectives critiques » et indexé dans la section « philosophie » des Presses Universitaires de France : la précision n’est pas anecdotique, pour un texte qui dès les premières lignes se donne comme une fiction portée par la voix subjective d’un narrateur semblant faire partie d’une expédition archéologique du temps d’après « le Grand Fracas15 » et curieux de retracer, par l’examen méticuleux du résultat des fouilles opérées sur les ruines du Lotissement Grand Siècle, l’histoire de l’habitat pavillonnaire dans une société éteinte.

La rhétorique documentaire emprunte ici aux protocoles de l’ethnographie, de l’anthropologie et de l’archéologie, et s’hybride par ailleurs au contact de la tradition littéraire déclinée sur plusieurs niveaux, dès le titre repris à Cyrano. Le roman reconduit le stratagème des voyageurs fictifs pour une opération d’estrangement par la fiction16 ; et convoque la bibliothèque en parallèle des traces de la vie au sein du lotissement par le truchement des citations proposées en épigraphe pour chaque chapitre ou presque, qui mêlent indifféremment extraits de romans, de pièces de théâtre ou de traités philosophiques. Est ainsi reproduite dans le corps du texte une batterie de ressources archivistiques : plans des immeubles, cartes de la région, brochures publicitaires, chiffrages exacts des matériaux utilisés pour la construction, archives épistolaires sur tapuscrit, etc. Ces ressources oscillant entre contrefaçon et archives véritables (une bibliographie intitulée « Documentation » figure en fin d’ouvrage, dont on peut raisonnablement penser qu’elle indique la source de certains de ces supports), constituent le matériau au statut instable d’une fiction archéologique, inscrite dans une démarche de spectacularisation de l’enquête documentaire.

Éléments pour une fiction documentaire

Au cours de la décennie 2010, l’attention et le discours critiques ont connu une inflexion depuis les fictions encyclopédiques vers les écritures de terrain, [End Page 28] en une sorte d’inversion des points d’entrée de l’analyse, de la fiction au document. Cette inflexion va de pair avec l’affirmation d’une inquiétude éthique et politique au sein du champ littéraire contemporain, qui se cristallise autour de la question des moyens de la littérature face aux urgences auxquelles est confrontée l’époque : urgence écologique, urgence géopolitique, urgence sociale et économique. La visibilité croissante des écritures de terrain peut en effet s’analyser comme un effet de champ17, et une proposition de réponse aux discours de déploration comme de célébration quant aux « pouvoirs de la fiction18 ». Comme si le « besoin de réel » (Shields) caractéristique de l’époque contemporaine mettait la littérature face à l’une de ses contradictions fondamentales et les plus anciennes autour de la nécessité d’agir, les démarches littéraires de terrain permettent de réfléchir à des voies de négociation, à la faveur d’un déplacement épistémologique. Dans les pages qui sui-vent, je voudrais proposer une étude de cas à partir d’un texte qui, bien que non issu du corpus francophone, permet de formaliser quelques hypothèses de travail fécondes pour envisager ce passage graduel de la fiction au document, vers cet objet paradoxal ou monstrueux que serait la fiction documentaire.

Archives des enfants perdus19 est une fiction. La narratrice principale (puisque le narrateur change au cours du livre) et son compagnon travaillent tous deux comme archivistes sonores. Ils s’embarquent avec leurs deux enfants dans un road trip à travers les États-Unis au départ de New York pour rejoindre l’Arizona, où chacun se consacrera à un nouveau projet de captation sonore et d’archivage, elle autour des enfants qui migrent du Mexique aux États-Unis, lui tourné vers l’histoire des Apaches aux États-Unis. Archives des enfants perdus est une fiction, ou plutôt le pendant fictionnel d’un autre livre de Valeria Luiselli, publié deux ans auparavant (la traduction française est postérieure) : Raconte-moi la fin : Essai en quarante questions (L’Olivier, 201820), recueil de paroles d’enfants ayant tenté de passer la frontière entre le Mexique et les États-Unis, que l’autrice a pu rencontrer dans le cadre de son engagement bénévole en tant qu’interprète auprès du tribunal de l’immigration de New York. La même matière documentaire nourrit à la fois le témoignage et le roman, au cœur du projet de l’un comme de l’autre.

Dans Archives des enfants perdus, un versant fictionnel de la collecte documentaire, soumis au déroulement de l’intrigue et nourrissant la construction des personnages, rassemble captations des sons de la ville de New York, depuis les langues qu’on y parle jusqu’aux bruits qui en constituent les routines, quartier par quartier, conversations de diner sur la route, ou encore enregistrements des bruits émis par les enfants dans leur sommeil. Un autre usage du document domine toutefois, qui fait figurer dans le roman les archives rassemblées [End Page 29] par la narratrice dans le cadre de son enquête sur l’immigration des enfants mexicains aux États-Unis : rapports des services de l’immigration, coupures de journaux, témoignages, statistiques autour de cette frontière où se heurtent Nord et Sud de l’Amérique. Tout ici fait trace, et confère au texte une dimension véritablement spatiale que l’on traverse à mesure que les person-nages progressent dans leur voyage.

Le roman se compose de quatre parties qui rythment les progrès d’une intrigue composite, mêlant l’histoire d’une séparation amoureuse et familiale au développement de ces deux projets archivistiques. La structure même du livre imite, ou matérialise, la manière dont la famille a organisé les bagages pour le voyage, en différentes boîtes que père, mère, fils et fille ont rempli des documents nécessaires à la traversée. Livres (réels, et la bibliographie commentée en fin d’ouvrage confirme l’importance de cette bibliothèque au sein de la fiction, non seulement dans un rapport d’intertextualité effectif sur les plans esthétique et littéraire, mais également inscrite dans la très riche réflexion sur la notion de frontière que file le livre : frontières nationales prises dans des enjeux géopolitiques, frontières culturelles et socioéconomiques matérialisées par les sons, frontière entre la fiction et le monde dont elle se fait, littéralement ici, l’écho) ; morceaux de musique (eux aussi tirés d’une discothèque accessible au lecteur) ; mais aussi coupures de journaux, rapports chiffrés (notamment autour de l’immigration latino-américaine aux États-Unis), fac-similés, brochures touristiques ; notes enfin qui, elles, sont le fait des personnages fictifs, et qui se répartissent en divers carnets recensés, sur le même plan que les archives, dans l’encadré qui présente le contenu de chacune des boîtes.

Les photographies que le fils de la narratrice prend au fil du livre avec le polaroïd reçu pour son anniversaire, nouveau moyen de captation et d’archivage de leur traversée du territoire, sont rassemblées comme un appendice dans la traduction française, mais non référencées. Elles marquent un autre point de passage entre la fiction et le réel, partant cette fois de la première pour se matérialiser, à la surprise du lecteur, en fin d’ouvrage et selon des modalités qui transforment le détail fictif proche de l’effet de réel (tant ce polaroïd paraît anecdotique en comparaison des archives compulsées au fil du voyage), en un support documentaire de l’enquête.

Il ne s’agit donc pas ici d’une simple trame documentaire, au sens où le document serait cantonné à un rôle de tremplin narratif. Ici au contraire, l’archive du titre ne se réduit pas à un signe paratextuel d’appartenance à ce qui, désormais, fait genre littéraire (la littérature de terrain, la littérature documentaire). Elle désigne avant tout une forme, un principe de segmentation dans l’architecture du livre : quatre parties, sept boîtes, et à l’intérieur de chacune [End Page 30] une construction narrative en fragments qui découle du parti pris documentaire. Ici jamais le flux de l’intrigue ne l’emporte, et chaque pas se mesure précautionneusement. Tout dans ce livre parle de notre rapport au temps, entre enregistrement d’un hyperprésent et tentation d’une retraite hors du monde, et depuis la surface contemporaine jusqu’à la sédimentation du passé que celleci recouvre.

Figure 1. « Boîte IV » (Luiselli, 191–92).
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Figure 1.

« Boîte IV » (Luiselli, 191–92).

Si donc l’archive offre une forme et une architecture, elle informe aussi l’imaginaire de la fiction. Une poétique littérale du document s’essaye dans ces pages, qui répond à une injonction forte à ne pas transformer le réel en matière romanesque exploitable aux fins de la fiction :

Archives des enfants perdus est en partie le résultat d’un dialogue avec de nombreux textes, ainsi qu’avec des sources non textuelles. L’archive qui sous-tend ce roman est une partie à la fois visible et inhérente au récit central. En d’autres termes, les références aux sources—textuelles, musicales, visuelles ou audiovisuelles—n’ont pas vocation à être des notes en marge ou des ornements pour décorer l’histoire, mais fonctionnent comme marqueurs inter-linéaires qui attirent l’attention sur les nombreuses voix dans la conversation que le livre entretient avec le passé

(Luiselli 467) [End Page 31]

Si le témoignage, reçu notamment par Luiselli lors de ses entretiens avec les enfants auditionnés au tribunal de l’immigration, nourrit en un second temps le roman, cette translation romanesque relève d’une éthique de la fiction comme passage du récit (la narration des faits) à l’histoire (la fable). Selon la conception de l’autrice, seule la mise en intrigue de l’archive permettra que celle-ci échappe aux cloisonnements administratifs (ici, les dossiers juridiques) et rencontre un public. La fiction documentaire œuvre ainsi à la constitution d’une mémoire, par sélection et dramatisation, qui permet de relier les archives en un discours de sens. Cette proposition de Luiselli rejoint celle que développe Jacques Rancière à propos du travail documentaire du cinéaste Chris Marker :

la mémoire doit se constituer contre la surabondance des informations aussi bien que contre leur défaut. Elle doit se construire comme liaison entre des données, entre des témoignages de faits, des traces d’actions […] cet arrangement d’actions dont parle la Poétique d’Aristote et qu’il appelle : non point « mythe », renvoyant à quelque inconscient collectif, mais fable ou fiction. La mémoire est œuvre de fiction21.

De la « liaison » à la relation, la conception du roman comme mise en partage de l’enquête telle que la pense Valeria Luiselli s’inscrit pleinement dans cette perspective22. Dans la même logique, et sur les pas de Paul Ricœur qui conçoit le récit comme une mise en intelligibilité du monde, Laurent Demanze propose de concevoir la fiction, lorsqu’elle s’immisce dans les enquêtes de terrain, comme « un outil de figuration [du réel], une possibilité de problématisation et une force thymique » (Demanze, Un nouvel âge de l’enquête 22) : non pas l’inverse du document, ni son envers ou son complément, mais une médiation active et critique, un outil épistémologique pour penser le monde, « partenaire d’intellection23 » pour l’enquêteur, pour citer encore Dominique Viart.

Éthique ou politique ?

Revenons toutefois sur les présupposés de l’écriture de ce livre. La fiction naît, en un second temps après le recueil de témoignages, d’un engagement de terrain. L’usage du document informe ici une politique de la fiction qui, sans prétendre à une action directe dans le monde ou sur son lectorat, excède néanmoins le sens du terme que lui attribue le philosophe Jacques Rancière lorsqu’il définit les éléments d’une politique de la littérature entendue comme un rassemblement éthique, et la littérature elle-même comme espace métaphorique d’une communauté24. Cette politique des valeurs communes fondées sur la convergence des imaginaires ne constitue qu’une partie, secondaire, du [End Page 32] projet mené par Valeria Luiselli, qui s’astreint surtout à un partage épistémologique rigoureux entre les trois pôles qui jalonnent le cheminement du roman : l’enquête de terrain ; le déplacement disciplinaire des témoignages recueillis depuis la transcription juridique vers la littérature de non-fiction, par ailleurs éminemment réflexive ; et leur intégration, en un dernier temps, au sein de l’écriture fictionnelle. Dans Raconte-moi la fin, le réagencement des témoignages en une ligne narrative et introspective marque le pas entre démarche de terrain et démarche littéraire. Ce n’est qu’en un second temps que Luiselli a voulu confier ce matériau désormais littéraire à la fiction avec Archives des enfants perdus, en chargeant celle-ci d’inscrire les faits dans l’imaginaire collectif du présent.

Le roman travaille ainsi non à partir de, ni simplement avec le document, mais à la fois après et pour celui-ci. L’archive n’est pas seulement incorporée comme matériau narratif de la fiction ; elle n’est pas ornementale ou instrumentalisée pour un « effet document » qui serait à entendre comme une intensification de l’effet de réel barthésien : un faire vrai dans l’air du temps qui doterait la fiction d’un supplément de profondeur, comme un gage d’authenticité plus apte à pénétrer les consciences et à générer le frisson du suave mari magno qu’on éprouve à se glisser dans d’autres vies que la sienne, auquel tant de fictions récentes aspirent.

S’il y a bien politique de la fiction, elle a ici partie liée avec l’acte de la publication, pris au sens propre comme une opération de visibilité. L’exportation du témoignage vers l’écriture littéraire permet en effet d’inscrire celui-ci dans des réseaux de diffusion constitutifs de cette dernière. Dans cette perspective, la reprise du document de la non-fiction à la fiction, et de l’essai au roman, agit sur le plan éditorial comme un multiplicateur de visibilité—sans compter qu’elle matérialise, par une recherche formelle toujours potentiellement relancée, le caractère lancinant des questions soulevées. La mise en œuvre par l’écriture des effets cognitifs de la mise en récit, d’une part, et le recours à la fiction, d’autre part, tels qu’on en dépliait les enjeux plus haut, s’ajoute à cette conception quasi matérialiste de la littérature comme espace de mise en circulation. Ces postulats, qui s’appuient sur la dimension matérielle et cognitive de la transmission du témoignage par voie de fiction, se distinguent ainsi de ceux des thuriféraires du tournant esthético-éthique de la littérature contemporaine, aligné.es quant à elles et eux sur une perspective affective et psychologique et un présupposé d’immédiateté des effets de la lecture sur le comportement social25. Opérateur de lisibilité—et non de transformation—du réel, c’est en ce sens et avec ces limites que la fiction chez Luiselli s’inscrit dans une démarche politique. [End Page 33]

La question n’est donc pas tout à fait celle d’une frontière qu’il faudrait absolument défendre entre la fiction et le document, comme si l’hybridation caractéristique d’une certaine littérature contemporaine reposait sur, voire encourageait, la confusion intellectuelle parmi son public26, mais bien celle des usages du second au sein de la première. La problématique des rhétoriques du document permet de sérier ces différents niveaux d’analyse, en circonscrivant avec précision les enjeux esthétiques qu’engagent les rapports de la fiction au document et, à partir de là, les propositions qui en découlent quant aux implications du geste d’écriture dans la société. En ce sens, si le rapport au document engage toujours une éthique de l’écriture, une attention fine à la rhétorique documentaire permet de faire la part entre ce qui relève d’un rapport au monde et à la constitution du savoir et ce qui, sur un autre plan, engagerait une véritable politique de la fiction documentaire.

Morgane Kieffer
Université Jean Monnet—Saint-Étienne

Notes

1. Lionel Ruffel, « Un réalisme contemporain : Les narrations documentaires », Littérature, 166 (2012), 13–25 ; Alison James, The Documentary Imagination in Twentieth-Century French Literature : Writing with Facts (Oxford : Oxford University Press, 2020).

2. Marie-Jeanne Zenetti, Factographies : L’enregistrement littéraire à l’époque contemporaine (Paris : Classiques Garnier, 2014).

3. Laurent Demanze, Un nouvel âge de l’enquête : Portraits de l’écrivain contemporain en enquêteur (Paris : Corti, 2019).

4. Alison James et Dominique Viart, dir., « Littératures de terrain », Fixxion, 18 (2019), https://z.umn.edu/6tj0. Voir aussi Mathilde Roussigné, À l’épreuve du terrain : Pratiques et imaginaires littéraires contemporains, Thèse de doctorat, soutenue à l’Université Paris 8, le 20 novembre 2020, sous la direction de Lionel Ruffel et de Gisèle Sapiro.

5. Dominique Kalifa, « Enquête et “culture de l’enquête” au XIXe siècle », Romantisme, 149 (2010), 3–23, https://z.umn.edu/6tj1. Voir aussi Laurent Demanze, « Fictions d’enquête et enquêtes dans la fiction : Les investigations littéraires contemporaines », COnTEXTES, 22 (2019), http://journals.openedition.org/contextes/6893.

6. David Shields, Reality Hunger : A Manifesto (New York : Knopf, 2010) ; trad. fr., Besoin de réel : Un manifeste littéraire (2010) (Vauvert : Au Diable Vauvert, 2016).

7. Laurent Demanze, Les Fictions encyclopédiques de Gustave Flaubert à Pierre Senges (Paris : Corti, 2015).

8. Dans L’Apostille au nom de la rose (1985), Eco souligne l’influence majeure de Borges sur son roman, et nombreux sont les rapprochements effectués par la critique entre celui-ci et la nouvelle de l’écrivain argentin « La mort et la boussole ».

9. « Ce lieu souvent des fantasmes, ce n’est plus la nuit, le sommeil de la raison, le vide incertain ouvert devant le désir : c’est au contraire la veille, l’attention inlassable, le zèle érudit, l’attention aux aguets. Le chimérique désormais naît de la surface noir et blanc des signes imprimés, du volume fermé et poussiéreux qui s’ouvre sur un envol de mots oubliés ; il se déploie soigneusement dans la bibliothèque assourdie, avec ses colonnes de livres, ses titres alignés et ses rayons qui la ferment de toutes parts, mais brillent [bâillent ?] de l’autre côté sur des mondes impossibles. L’imaginaire se loge entre le livre et la lampe. On ne porte plus le fantastique dans son cœur ; on ne l’attend pas non plus des incongruités de la nature ; on le puise à l’exactitude du savoir ; sa richesse est en attente dans le document. Pour rêver, il ne faut pas fermer les yeux, il faut lire ». Michel Foucault, « Un “fantastique” de bibliothèque » (1964), Dits et écrits (Paris : Gallimard, 2001), 325, cité par Laurent Demanze, « La Bibliothèque fantastique de Sylvie Germain », in Alain Goulet, dir., Sylvie Germain devant le mystère, le fantastique, le merveilleux... (Caen : Presses universitaires de Caen, 2015), 68.

10. On pense aux courants contemporains de la microstoria en Italie (dont on fait remonter l’invention à la parution du livre de Carlo Ginzburg, Le Fromage et les vers : L’univers d’un meunier du XVIe siècle (1980), à l’Alltagsgeschichte (histoire de la vie quotidienne) en Allemagne (sur les pas de Alf Lütdtke), ou même de l’École des Annales en France fondée par Lucien Febvre et Marc Bloch, plus éloignée dans le temps. Si la microhistoire se veut une histoire de la culture populaire, et entraîne par conséquent un changement de nature des documents sur lesquels porte l’enquête, le livre de Quignard, lui, tout en adoptant une épistémologie du quotidien et du détail, de la notation, porte toutefois sur la vie d’une patricienne de l’Empire Romain.

11. « À tous les chercheurs dont les travaux m’ont nourri, orientalistes d’autrefois et érudits modernes, historiens, musicologues, spécialistes de littérature ; j’ai essayé autant que possible, quand leur nom est mentionné, de ne pas trahir leurs points de vue ». Mathias Énard, « Envoi », placé en fin d’ouvrage sans pagination, in Boussole (Actes Sud, 2015).

12. Par exemple une gravure du château de Hainfeld tirée de la correspondance de Balzac et Madame Hanska (88), une fiche d’identification d’un soldat bambara issue des archives du ministère de la Défense et d’autres documents relatifs à l’étude de cas sur les soldats des colonies françaises combattant lors de la Première Guerre mondiale (228 et sq.), des pages de titre de journaux ou textes littéraires relatifs aux liens entre écrivains occidentaux et Orient (322–23), ou encore des cartes postales expédiées de Saigon dans les années 1920 représentant des fumeurs d’opium (340), utilisées par Sarah pour un projet de recherche consacré à l’imaginaire colonial (la pagination renvoie à l’édition grand format du roman référencée supra).

13. Article Deux des statuts de la Société littéraire des Goncourt, dite Académie Goncourt, 19 janvier 1903. Disponible sur le site de l’Académie Goncourt, https://www.academiegon-court.com/statuts-de-la-societe-litteraire.

14. Fanny Taillandier, Les États et empires du Lotissement Grand Siècle : Archéologie d’une utopie (Paris : Presses Universitaires de France, 2016).

15. Ce choix terminologique au sein du discours historiographique tenu par ses personnages de science-fiction, qui ressemble à s’y méprendre à une traduction libre de notre « Big Bang », permet de goûter l’humour de Fanny Taillandier, et d’apprécier la virtuosité de ce feuilletage entre les genres (fiction / non-fiction) et les degrés (discours scientifique / pastiche / parodie). Le dispositif proche du conte philosophique comme de la fiction dystopique se trouve ainsi immédiatement placé sous le signe d’une ironie discrète qui renvoie au caractère duplice du dispositif romanesque.

16. Carlo Ginzburg, « L’Estrangement : Préhistoire d’un procédé littéraire » (1996), in À distance : Neuf essais sur le point de vue en histoire (Paris : Gallimard, 2001), 15–36. Ginzburg y expose les enjeux cognitifs de l’estrangement comme procédé propre à l’art de défection des représentations automatisées.

17. Selon une perspective bourdieusienne et dans le cadre définitionnel proposé dans Pierre Bourdieu, « Effet de champ et effet de corps », Actes de la Recherche en Sciences Sociales, 59 (1985), 73.

18. Témoignent de cette inquiétude de nombreux travaux essaimant dans des directions variées, et je me contente ici de renvoyer à des publications parmi les plus récentes qui posent explicitement la question de ce que peut la littérature, en particulier la littérature de fiction : Jean-Pierre Bertrand, Frédéric Claisse et Justine Huppe, dir., « La Fiction contemporaine face à ses pouvoirs », Contextes, 22 (2019), https://journals.openedition.org/contextes/6814. Aurélie Adler et Julien Lefort-Favreau, dir., « Fictions et pouvoirs », Fixxion, 21 (2020) ; Lionel Ruffel, Trompe-la-mort (Lagrasse : Verdier, 2019).

19. Valeria Luiselli, Archives des enfants perdus, Nicolas Richard, trad. (Paris : L’Olivier, 2019).

20. Valeria Luiselli, Tell Me How It Ends : An Essay in Forty Questions (Minneapolis : Coffee House Press, 2017).

21. Jacques Rancière, « La Fiction de mémoire : À propos du Tombeau d’Alexandre », Trafic, 29 (1999), 37.

22. Le recours à la narration comme une étape nécessaire à la compréhension d’un événement est un motif récurrent de Raconte-moi la fin comme des Archives des enfants perdus. Voir également les propos que tient l’autrice sur la valeur du storytelling (entendu dans son sens premier de mise en récit, et non selon les acceptions péjoratives développées dans les études littéraires sur le modèle de Christian Salmon) et sur le livre comme objet fondamental de circulation dans Christine Marcandier, « Le Grand entretien : Valeria Luiselli. “Personne ne se contente de la réalité” », Diacritik, 21 août 2017, https://z.umn.edu/6tjq.

23. Dominique Viart, « Les Littératures de terrain », Fixxion, 18.

24. Jacques Rancière, Politique de la littérature (Paris : Galilée, 2007).

25. Aux antipodes, par exemple, des théories de Martha Nussbaum, qui tient que l’inquiétude et le souci que l’on développe pour les personnages de fiction se traduit immanquablement en un égal souci de l’autre social : les bons lecteurs feraient les bons citoyens. Martha C. Nussbaum, Cultivating Humanity: A Classical Defense of Reform in Liberal Education (Cambridge, MA: Harvard University Press, 1997). Voir également sur ces questions Alexandre Gefen, Réparer le monde : La littérature française face au XXe siècle (Paris : Corti, 2017).

26. Je fais notamment référence à Françoise Lavocat, Fait et fiction : Pour une frontière (Paris : Seuil, 2016). Voir également sur la question « le procès de la fiction », organisé le 7 octobre 2017 à l’Hôtel de Ville de Paris dans le cadre de la Nuit Blanche parisienne et visionnable en ligne, https://z.umn.edu/6tjr.

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