
Science
La refondation de l'histoire au début du XIXe siècle vise à donner le statut de science à un discours éparpillé entre divers genres et pratiques (mémoires, chroniques, travaux d'érudits, essais ou traités politiques). Les siècles classiques ne croyaient pas possible de tirer de l'histoire un savoir autre que de nature morale. Les jeunes historiens de la Restauration, et Michelet à leur suite, auront à cœur de montrer que le déroulement de l'histoire est intelligible et obéit à des lois générales. Retirée à la main de Dieu, l'histoire appartient désormais à l'homme, qui, en étant l'agent, se trouve le mieux placé pour la comprendre et se comprendre à travers elle. L'histoire échappe ainsi à la fois à l'insignifiance de la contingence et à la Providence divine. Mais en affirmant son caractère scientifique, la jeune histoire cherche aussi à se différencier de la philosophie de l'histoire, qui a accompagné ses débuts.
Fonder l'histoire comme science
La découverte de Vico, sous la Restauration, jalonne le parcours qui conduit Michelet de la philosophie vers la science historique. L'auteur de la Scienza nuova montre l'existence de cycles qui régissent l'évolution des civilisations. Il fournit une méthode pour l'étude des sociétés disparues— interroger la langue—et une herméneutique—interpréter les mythes comme des figures exprimant des transformations réelles. 1830 représente le tournant qui fera de Michelet un historien scientifique : d'une part, la révolution le propulse chef de la section historique des Archives ; plus symboliquement, répétant en cela le geste de 89, elle définit clairement l'objet de l'historien, en marquant les frontières du révolu. Michelet s'en expliquera dans le texte sur les Archives qui clôt le deuxième tome de l'Histoire de France (1833).
La recherche historique consiste selon Michelet à « rétablir la longue génération des causes »1 , classer et hiérarchiser celles-ci : « l'historien a pour spéciale mission d'expliquer ce qui paraît miracle, de l'entourer de ses précédents, des circonstances qui l'amènent, de le ramener à la nature »2 . La restauration d'une chaîne chronologique lacunaire ou déformée par la tradition et la mise en lumière des liens logiques entre les événements permettront de dégager des régularités, véritable but de toute science, voire de prédire d'après ces lois l'évolution à venir. L'histoire pourrait ainsi accéder à une utilité sociale, la connaissance du passé donnerait une prise sur le réel. « Alors on [End Page 109] connaîtrait les moyens par lesquels une société peut s'élever ou se ramener au plus haut degré de civilisation dont elle soit susceptible »3 .
Par la recherche des lois et des régularités, l'histoire se réclame du modèle scientifique le plus dur, celui de la science newtonienne. Michelet ne se cantonne cependant pas dans ce paradigme. Il conçoit en effet l'histoire comme une science du complexe et du vivant, plus proche des études de la nature organique que de la mécanique newtonienne. La multiplicité des niveaux de l'action humaine, la diversité des facteurs du devenir posent à la discipline nouvelle des questions proches de celles que rencontrent la médecine et la biologie. Influencée par l'intérêt commençant pour les interactions entre les organismes et les milieux qui les abritent, l'histoire michelettiste fonde sa scientificité sur l'examen des relations des sociétés humaines avec les données matérielles (sol, climat, géographie, alimentation) auxquelles elles se trouvent confrontées. Par là entrent dans l'histoire les résultats de disciplines parallèles (climatologie, botanique, statistique, géographie, économie, médecine) dont le statut scientifique est parfois tout aussi inchoatif que le sien. Le concept d'organisme fournit également un instrument d'intelligibilité pour l'histoire. Il conduit Michelet à considérer chaque moment historique comme une totalité dont il s'agit de retrouver la cohérence interne. Faire de l'histoire scientifique, ce sera, dans l'esprit de la paléontologie contemporaine, ressusciter « la vie intégrale, non pas dans ses surfaces, mais dans ses organismes intérieurs et profonds »4 , c'est-à-dire montrer que tous les domaines d'activité d'une époque donnée constituent autant d'organes qui agissent et réagissent en synergie.
Soucieux de fonder l'histoire comme science pour en faire le territoire et le champ d'action des hommes et pour lui donner une valeur de vérité, Michelet se trouve cependant confronté à plusieurs contradictions. Le modèle scientifique dominant désigne son objet comme une matière inerte, entièrement soumise au déterminisme. Les sciences humaines sont seulement en voie d'émergence. Affirmer la scientificité de l'histoire, n'est-ce pas en faire un espace d'intelligibilité au prix de la liberté humaine ? Par ailleurs, si la science s'attache à formuler des lois universelles, l'histoire ne doit-elle pas s'intéresser au particulier, redonner son prix à toute vie humaine, sa place à tout détail, apprécier l'unicité des individus ? Michelet résout par des alternances, des accents portés tantôt sur l'un tantôt sur l'autre versant, les tensions qui existent entre la définition de l'histoire comme science et son affirmation de la liberté humaine comme moteur de l'histoire. Ces tensions l'invitent également à déplacer la définition de la science au fil de son œuvre. [End Page 110]
La Science dans l'histoire
L'histoire du développement scientifique prend une véritable importance dans l'Histoire de France au moment de la Renaissance, c'est-à-dire après 1848. Le refus de sectoriser l'histoire incite Michelet à interpréter les découvertes et les systèmes scientifiques en corrélation avec les régimes politiques et à mettre en évidence le rôle de l'idéologie dans les paradigmes de la science. Parfois la science constitue une sorte de contre-pouvoir (comme la science naissante de la nature dans la sorcellerie), mais bien plus souvent, le pouvoir, ayant compris son importance, trouve le moyen de la mettre de son côté. Ainsi, avec le médecin, héritier de la sorcière, la science du corps et de la nature se coupe de ses origines populaires. Percevant dans ce divorce une menace latente contre la démocratie à venir, Michelet entend lutter à sa manière contre la dérive qui éloigne toujours davantage science et peuple. Écrire sous le Second Empire de petits livres d'histoire naturelle pour un large public fait partie de cette stratégie : il s'agit de briser la spécialisation dans laquelle s'enferme le discours scientifique, et de montrer, en rattachant la science à des questions sociales, morales et philosophiques, qu'elle n'est pas coupée de l'expérience commune des hommes.
Après la déception de 1848, la conception progressiste de l'histoire a besoin d'être relayée sur un autre plan par l'affirmation d'un devenir positif. Les œuvres d'histoire naturelle, mettant en évidence la dynamique de la natura naturans ainsi que l'avancée des domaines scientifiques et techniques, aident à relativiser l'impression de stagnation de l'histoire politique et sociale. Alors que dans le champ de l'histoire humaine l'idée de révolution a tendance à s'obscurcir, l'histoire des sciences selon Michelet est jalonnée de révolutions qui portent leurs fruits et paraissent, elles, irréversibles. Sous l'angle politique et social, Michelet juge le XIXe siècle comme un siècle en décadence, mais l'évolution des sciences et des techniques permet en contrepoint de maintenir l'image d'un « siècle Titan »5 poursuivant sur un autre plan l'avancée prométhéenne du « grand siècle »6 , le XVIIIe. Certaines sciences plus que d'autres incarnent le progrès. Les livres d'histoire naturelle dessinent la carte des disciplines révolutionnaires, pour la plupart des sciences inventées ou recréées par le XIXe siècle. Il s'agit des sciences de la création (chimie) et de la génération (ovologie, embryologie). Les sciences de la modernité se caractérisent aussi par la nature de leur objet : elles s'attachent à des catégories de phénomènes que la science classique avait délaissés parce qu'ils semblaient échapper au domaine de la légalité par leur complexité, leur inconsistance, leur imprévisibilité, comme la météorologie. La grandeur de la science du XIXe siècle est donc de s'être affrontée au chaotique et au fluctuant pour élargir le territoire de la rationalité. [End Page 111]
Refuge d'un devenir progressiste, dont elle manifeste la continuité au-delà des aléas de l'histoire politique, la science indique la voie de l'avenir. Cependant, Michelet n'imagine à aucun moment une société dirigée par des savants, comme son contemporain Auguste Comte. Les applications de la science qu'envisage l'historien pour le futur nous paraissent modestes. Il suggère à plusieurs reprises son utilité pour la colonisation par l'acclimatation des hommes et des animaux ; il préconise une législation éclairée par les découvertes de la science et faisant la part des « fatalités physiologiques »7 . Cette place minime par rapport à l'exaltation des révolutions scientifiques signale sans doute que le progrès scientifique remplit une fonction de vicariance et qu'il ne comble pas la place laissée vide par la scène politique.
Une science humaniste
Conduit sous le Second Empire à déplacer sa réflexion sur le progrès dans le champ de la nature et des recherches naturalistes, Michelet propose une vision de la science qui diverge profondément de l'esprit positiviste de la deuxième moitié du siècle. Il s'écarte de la conception classique de la science qui domine encore son temps bien que des disciplines comme la thermo-dynamique soient en train de préparer une mutation profonde. L'historien appelle de ses vœux cette « métamorphose de la science » ainsi que la dénommeront bien plus tard Ilya Prigogyne et Isabelle Stengers dans La Nouvelle Alliance. La science classique, comme le rappellent ces deux auteurs, décrit une nature étrangère à l'homme qui l'analyse, une nature automate, totalement prévisible, un monde en ordre, dans lequel rien ne peut se produire qui n'ait depuis toujours été déductible. Cette nature s'offre comme un objet inerte au projet de maîtrise du sujet humain. Par sa référence aux sciences du vivant et du complexe, par la transposition des problématiques de l'histoire dans le domaine naturel, l'œuvre de Michelet propose une conception bien différente des rapports de l'homme et de la nature à travers la science. Préservant la richesse et l'imprévisibilité du monde, sans faire fi de sa diversité qualitative ni du jeu chatoyant des formes, pariant sur l'inventivité de la vie, la science de Michelet n'opère pas le désenchantement du monde dont on a rendu responsable la rationalité classique. Selon l'historien, la science satisfait la raison, mais elle comble aussi la curiosité, suscite la passion, l'admiration esthétique, et réenchante bien plutôt le monde.
Les livres d'histoire naturelle constituent un plaidoyer en faveur d'une science réellement humaine, c'est-à-dire dont l'homme ne serait pas seulement l'instigateur, mais dont l'humanisation serait la finalité. La nécessité de cette réforme de la science est renforcée par la conscience d'urgences [End Page 112] écologiques, la science conçue comme une « guerre contre la nature »8 produisant ou autorisant l'anéantissement de certaines espèces, l'ensauvagement et l'abrutissement d'autres. Le temps d'une alliance avec la nature, se subs-tituant à l'alliance avec Dieu a plus que sonné. Pensée antichrétienne par excellence, la science paraît donc destinée à poser les fondements de la religion à venir. Ses découvertes constitueront les « articles de la foi humaine »9 ; les grands hommes de science offriront les exemples de la sainteté moderne. Le prêtre de l'avenir ne fera plus qu'un avec le médecin, et réunira également les génies masculin et féminin. Cependant, la religion telle que la conçoit Michelet n'est ni une religion naturaliste (à la manière d'un Zola), ni une religion de la science (à la manière d'un Comte). Cette religion n'est pas un culte de la nature, mais de la nature éclairée par l'homme, ou de l'homme éclairé par la nature et du progrès qui résulte de l'alliance des deux.
Notes
1. Jules Michelet, « L'Héroïsme de l'esprit », Œuvres complètes, tome 4 (Paris: Flammarion, 1974), 31.
2. Jules Michelet, préface de 1869 à l'Histoire de France, Œuvres complètes, 4:23.
3. Jules Michelet, « Discours sur le système et la vie de Vico », Œuvres complètes, tome 1 (Paris: Flammarion, 1971), 288.
4. Préface de 1869, 12.
5. Jules Michelet, La Mer, Jean Borie, éd. (Paris: Gallimard, 1983), 238.
6. C'est ainsi que Michelet désigne le XVIIIe siècle, par provocation, puisque habituellement c'est au XVIIe siècle que l'on réserve cette épithète.
7. Dans l'introduction de L'Amour, dans le chapitre VI, livre IV de cette oeuvre ainsi que dans le chapitre VI, livre II de La Femme, Michelet insiste sur la part de fatalité qui régit le sort de la femme, du fait du cycle des menstruations.
8. La Mer, 251.
9. Jules Michelet, La Femme (Paris: Flammarion, 1981), 223. [End Page 113]