Pierre Michel - Barbares, barbarie - L'Esprit Createur 46:3 L'Esprit Createur 46.3 (2006) 55-59

Barbares, barbarie

Université Lumière, Lyon II

Autre, Inassimilable, Inéducable, porteur de tous les vices—nomadisme, haine du travail et de la propriété, lubricité et promiscuité, intempérance et cruauté—le Barbare est pour l'âge classique le sombre faire-valoir de ce que le XVIIIe siècle finissant, dénonciateur des despotismes et des théocraties barbares, nommera la civilisation, prise entre perfectibilité et décadence, expansion des lumières et vicissitudes de la barbarie.

Révolutions, invasions et coalitions militaires et ouvrières, le XIXe siècle va vivre sous la menace des Barbares. Historiques ou métaphoriques, de l'extérieur ou de l'intérieur, de l'an 400 ou de 93, « nouveaux barbares »1 lyonnais de 1831 et 1834, insurgés de Juin et de la Commune ou hordes de l'Internationale, ils constituent un vaste mythe collectif sur lequel s'articule entre nostalgie de la barbarie heureuse des Scythes et tentation de « l'ivresse du Thrace »2 le mythe personnel de Chateaubriand, Hugo, Michelet, Flaubert, Vigny, Barrès et bien d'autres. « Mot de parti »3, soumis à d'incessants retournements qui opposent civilisation barbare et barbarie civilisée, à des clivages polémiques, à des incarnations contradictoires, à des personnifications satiriques4, mot-valeur en perpétuelle mutation, il permet de penser l'impensable de la Révolution, triomphe gaulois et apocalypse barbare, et d'y voir la fondationde la France moderne, réchappée de la barbarie jacobine puis impériale, réconciliée par le pittoresque et le culte de l'énergie barbares avec ses origines proches ou lointaines, appuyée sur des libertés bourgeoises proclamées filles de l'indépendance primitive, fière de sa mission civilisatrice des peuples et du (vrai) peuple. Mais aussi, au fil des redites et des rechutes de l'histoire, d'exorciser la peur sociale en signifiant au (mauvais) peuple, sans toit, sans propriété, sans famille, voire sans religion en qui les hordes se perpétuent, la fin d'une révolution qui n'a pas mis un terme à son exclusion de la Cité, et de dire à travers les jeux ambigus de l'imaginaire avec l'idéologie l'impossible accord entre le Moi et toutes les formes en soi et hors de soi d'une altérité repoussante et fascinante à la fois.



« Barbare. Le mot me plaît, je l'accepte »5. Michelet revendique le mythe comme sien, et le place au centre de sa vision de l'histoire en s'éloignant d'une vulgate de moins en moins fidèlement suivie. Il éprouve peu d'attirance pour le pittoresque barbare, réduit chez lui à quelques grandes harmoniques : [End Page 55] élan, énergie et mollesse, couleurs pures enfin, le rouge, le vert et le blanc, sang, sève et lait. Quant à la barbarie mauvaise, il ne l'ignore pas, et ses illustrateurs sauront l'entrevoir à travers les lignes de l'Histoire de la Révolution où elle constitue « l'envers du décor de la Révolution fondatrice »6. Son Histoire s'allège du Barbare dans l'espace et dans le temps. Elle accorde peu de place aux temps barbares, car elle n'est pas un récit, mais une « explication de la France »7. Pour lui, la race n'est pas une fatalité biologique ou géographique, mais un principe spirituel, par lequel elle s'abolit en tant que race. C'est la France qui fait la France, et non les Gaulois ou les Francs. Aussi Michelet ne s'attarde-t-il guère à l'opposition entre Barbares et Gaulois, et chez ces derniers entre Galls et Kimris, sur laquelle se fonde l'historiographie des frères Thierry. Le Barbare michelettiste ne sera bientôt plus dans les Barbares, mais dans les enfants, le peuple et les peuples enfants, moins défini par des contenus circonstanciels que par une dynamique et une énergétique, et devenu coextensif à tout moment de l'histoire, avant de s'élargir à la Création, et aux « tribus infinies de la vie inférieure »8 dans une explication et une implication réciproques.

La réhabilitation du Barbare commence en 1846 avec Le Peuple. Prématuré ou tard-venu, surhomme ou sous-homme voire animal dénaturé en bête, homme hors de l'humanité et appelé à la réintégrer en l'élargissant, le Barbare, stade et fondement de la vie loin d'être l'étrangeté absolue, est pour Michelet ce qui « relie »9 et l'« un des grands éléments de l'humanité »10. Tout mouvement et énergie, il n'est plus négatif ou passif dans l'œuvre de civilisation, même s'il demeure un géant entravé que la mort, « seule éducabilité des races barbares »11 avant que l'éducation n'en efface les barrières, fait passer de l'individuel et de l'indifférencié barbares à l'universel.

Qui dit Barbare dit moins destruction que rénovation, non plus errance, mais enracinement et fructification. Michelet le dessaisit de sa « vocation de colère »12. Ce qui est barbare, en revanche, ce sont les systèmes qui maintiennent le Barbare dans sa barbarie : la science lorsqu'elle s'oppose à l'instinct, une éducation répressive, la damnation de l'enfance par l'église, les entreprises coloniales, les jésuites et la banque, le communismeenfin. Le Barbare, c'est la fin des séparations, « haines de races, haines de peuple [...], haines de classe, haines de famille, haines d'amants, haines d'amour [...], dures barrières entre l'âme et l'âme »13. À l'altérité absolue du Barbare, Michelet oppose l'identification. Il refuse d'inscrire dans le Barbare la Différence, sauf à la rendre motrice et superlative : « Plus barbares, nous sommes plus passé, plus historiens ; nous sommes plus avenir, nous sommes plus nature, plus logiques »14. Paradoxe, le barbare, généralement réputé pour sa [End Page 56] haine du travail, est le Travailleur par excellence. Il devient le moteur de l'histoire, et machine thermique à produire du spirituel contre les machines à barbariser, productrices d'uniformité et de sécheresse. Plus encore, comme dans un organisme, le sang barbare se mêle à la sève gauloise au cœur de la France et, dans un immense flux ascensionnel, y puise la chaleur en bas pour la restituer lumière au plus haut, par un échange perpétuel entre le barbare et le bourgeois, le peuple et le génie, l'homme et la femme, la France et le monde. Lieu et instrument de métamorphoses, la substance barbare est travaillée par une physiologie fantastique dans tout son parcours à travers l'histoire naturelle et l'histoire, à travers toutes ses incarnations successives, de la fourmi à Jacques Bonhomme et à Danton.

Corps élémental, chair blanche, regard blanc, voix blanche, le Barbare est moins sang que sève. Il est l'homme et l'histoire poussant comme une plante. Figure historique de l'Autre, il va fournir à l'histoire naturelle son code descriptif et sa loi morale. Le nouveau barbare explique l'insecte, c'est un canut que l'araignée, symétriquement la fourmilière renvoie à la Cité de 1848. Amener les « âmes ébauchées » jusqu'à « la vie plus générale et plus vastement harmonique à laquelle est arrivée l'âme humaine »15, c'est le combat commun de l'histoire et de l'histoire naturelle. Fondateur de la liberté bourgeoise, le Barbare le devient de la fraternité universelle. La politique naturelle de Michelet, c'est non seulement une ethnologie barbare étendue à tout le règne du vivant, mais la réhabilitation de l'âme universelle, une modulation du Peuple et du Banquet : « Fraternisons ! »16.

Il n'est d'harmonie que par l'Autre, et il n'est pas de Cité qui ne soit institution de l'Autre par l'Amour. Ni même ni autre, le Barbare est l'infinie ressemblance qui, tel l'Amour, « unit et ne confond pas »17. Le contraire même du vague, du neutre, de l'indéterminé. Jamais plus barbare, et jamais moins, que dans le génie, barbare hors du barbare, peuple sorti du peuple, porteur des deux sexes de l'esprit et seul fécond. Sachant ce que le barbare sait sans savoir, le génie peut comprendre le barbare, l'expliquer à lui-même et au monde en s'expliquant lui-même à lui-même, lui donner enfin une voix (même si les Journées de Juin signent l'échec de l'entreprise, et qu'il faille la « grande voix »18 de l'Océan pour relayer les balbutiements19 des silencieux de l'histoire et de l'histoire naturelle) et le conduire de « l'idée de la patrie française »20 à celle de « la patrie universelle »21 plus loin dans « la série des étoiles »22. Ce que dans l'histoire, le génie est au barbare, l'homme doit l'être aux animaux dans la transhumanation de l'univers. Et mieux encore la Femme, ultime recours de Michelet, ultime transformation à ses côtés, voire en lui-même, du Barbare, ultime fusion, et la plus parfaite, du Même et de l'Autre. [End Page 57]

Cette métamorphose, qui n'a de comparable que l'invention fouriériste ou saint-simonienne, déclasse le discours de l'idéologie libérale, crispée sur les grands mots de civilisation et d'humanité qu'elle ne définit que par l'exclusion théorique et pratique des Barbares de la Cité où Michelet s'est donné pour mission de les faire entrer. Après la victoire de Vercingétorix sur Clovis dans la mythologie nationale, la frénésie des prophètes de l'anarchie et des « barbares de l'idée »23 fin-de-siècle, le XXe siècle se trouvera confronté à de nouveaux retours des barbares, deux fois les Barbares du Nord et de l'Est, Hiroshima et les camps, « les Barbares de Mai »24 ensuite, et les Barbares du Sud, avant l'affrontement, à l'orée du XXIe siècle, des barbaries intégriste et économique, dans la prolifération des stéréotypes de la haine et de la peur, le ressassement idéologique, la sidération de la pensée et le silence de la littérature devant l'indicible.

Endnotes

1. Saint-Marc Girardin, Journal des Débats, 8 décembre 1831.

2. Ernest Renan, Prière sur l'Acropole, dans Souvenirs d'enfance et de jeunesse (1883)(Paris: Calmann-Lévy, 1893), 49.

3. Saint-Marc Girardin, Souvenirs et réflexions d'un journaliste (Paris: Michel Lévy, 1859), 144.

4. Voir André Stoll, éd., Die Ruckkehr der Barbaren: Europäer und « Wilde » in der Karicatur Honoré Daumiers (Hambourg: Hans Christians Verlag, 1985).

5. Jules Michelet, Le Peuple (1846) (Paris: Flammarion, 1974), 72.

6. Marianne Puig, « Héros ou barbare ?: Le Peuple de Michelet revu et illustré par les éditeurs de la IIIe République », dans Jean-Yves Debreuille et Philippe Regnier, éds., Mélanges barbares: hommage à Pierre Michel (Lyon: Presses Universitaires de Lyon, 2001), 189.

7. Léon Faucher, Le Constitutionnel, 13 janvier 1834.

8. Le Peuple, 192.

9. Le Peuple, 194.

10. Jules Michelet, Journal, 20-23 juillet 1838, Paul Viallaneix, éd. (Paris: Gallimard, 1959), 1:263.

11. Journal, 18 mai 1842, 1:402.

12. Edgar Quinet, Le Christianisme et la Révolution française, Œuvres complètes (Paris: Germer Baillère, 1857-1875), 71.

13. Jules Michelet, Journal, 22 janvier 1849,2:11.

14. Jules Michelet, « Note pour le Cours de 1845 », dans Gabriel Monod, La Vie et la pensée de Jules Michelet, 1798 -1852 (Paris: Champion, 1923), 2:185.

15. Jules Michelet, L'Oiseau (1856), Œuvres complètes (Paris: Flammarion, 1893-1899), 19:195.

16. Jules Michelet, L'Insecte (1857), Œuvres complètes (Paris: Flammarion, 1893-1899), 23:404.

17. Jules Michelet, L'Étudiant (1847), Œuvres complètes (Paris: Flammarion, 1893-1899), 36:506.

18. Jules Michelet, La Mer (1861), Œuvres complètes (Paris: Flammarion, 1893-1899), 36:270 [End Page 58] .

19. « Barbare et enfant portent dans leur nom même cette déficience du langage », Paule Petitier, « Vandale de la mémoire: note sur la deuxième partie du Peuple de Michelet », dans Mélanges barbares, 122.

20. Jules Michelet, Histoire de la Révolution, livre 9, dans Histoire de France (Lausanne: Rencontre, 1965), 16:215.

21. Jules Michelet, Histoire de France, Œuvres complètes, Paul Viallaneix, éd. (Paris: Flammarion, 1971-), 4:384.

22. L'Oiseau, 57.

23. Anatole Baju, « Caractéristique des décadents », Le Décadent, 1er-15 octobre 1888, cité dans René-Pierre Colin, « Les Décadents: nuanceurs ou barbares de l'idée », Romantisme, 42 (1983): 51.

24. Jean Lacouture, Le Monde, 25 janvier 1969.



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