La Nation

La France est une personne », ne cessa de répéter Michelet. Enthousiasme patriotique certes, mais tout autant nécessité disciplinaire, réponse, possible et efficace, à l'angoissante question : de quoi, ou plus exactement de qui dirai-je l'histoire, si ce n'est plus des rois et des héros ? Personnifier la nation, c'était permettre à l'Histoire de France d'être autre chose que l'histoire des rois de France, autre chose aussi que le récit du mouvement historique en France, et c'était établir le point à partir duquel ordonner, donner forme, sens et vie aux multiples histoires particulières, des mœurs et des guerres, des races et des paysages, du langage et de l'art… Personnifier la France, c'était se mettre en mesure d'écrire l'histoire que la France avait faite.

La Nation micheletienne, c'est essentiellement un peuple et un territoire. Un peuple, non une race: loin de constituer la base ethnique stable et perpétuelle de la Nation, la race, les races, n'y entrent qu'à l'état de composantes dont seul le mélange fonde la nation. Le peuple national n'existe que par un travail sur ses éléments qui modifie profondément l'ensemble :

Races sur races, peuples sur peuples ; Galls, Kymrys, Bolgs, d'autre part Ibères, d'autres encore, Grecs, Romains ; les Germains viennent les derniers. Cela dit, a-t-on dit la France ? Presque tout est à dire encore. La France s'est faite elle-même de ces éléments dont tout autre mélange pouvait résulter. [...]

.

L'histoire des races est ainsi rejetée vers une sorte de préhistoire, antérieure à la Nation et extérieure à la vérité de l'histoire nationale, qui se définit comme histoire des effets aléatoires du mélange des éléments raciaux, fonde sur eux sa capacité à échapper au fatalisme, et identifie la Nation comme le sujet actif de son propre travail de gésine,—et l'on voit pointer cette tautologie si caractéristique du nationalisme de Michelet (et peut-être de tout nationalisme) : en dernière instance, la Nation est ce par quoi la Nation existe.

Pour élaborer sa conception du territoire national, Michelet applique au déterminisme géographique et climatique la même torsion qu'au déterminisme racial, torsion qui lui permet de conjurer le risque du « fatalisme ». D'une part, le Michelet de Tableau de la France est un géographe qui refuse comme non [End Page 30] pertinente la distinction entre géographie physique et géographie humaine : la « nature » devient chez lui une donnée complexe et épaisse, qui doit autant aux origines du peuplement, aux évolutions de la démographie, aux opportunités politiques ou commerciales, aux modes d'exploitation de la terre, qu'aux constantes de la géologie et du climat, des paysages qui influent sur l'action des hommes comme à l'exacte proportion du degré de façonnement humain dont ils ont été l'objet. D'autre part, et surtout, la géographie micheletienne n'est pas à proprement parler une géographie nationale, mais bien plutôt une géographie régionale, ou provinciale, géographie des terroirs. L'investigation géographique, les voyages de l'historien aux quatre coins du territoire, aboutit à la fin du Tableau de la France à ce résultat : la Nation, « idée abstraite », n'est pas une donnée géographique. Au contraire, l'entreprise géographique de Michelet exhibe dans toute sa netteté cette évidence trop souvent oubliée par l'idéologie nationale : il n'y a pas de paysage français, il n'y a que des paysages provinciaux. Et Michelet convoque alors le modèle physiologique exactement au défaut de l'enquête géographique, là où celle-ci s'avère inefficace, voire contre-productive. La métaphore physiologique permet d'affirmer la personnalité, l'individualité de la France (et donc son indivisibilité), contre ce que révèle la géographie : l'absence d'unité géographique de l'espace français, et (peut-être plus grave encore) la forte, l'excessive identité géographique des provinces françaises périphériques. Le territoire national est le fruit non de la terre, mais des hommes, non de la nature, mais de l'histoire. Il en va donc du donné géographique exactement comme il en va du donné racial : il n'est déterminant qu'aux époques barbares, et l'histoire, en tant qu'elle est histoire de la réalisation progressive à la fois de la civilisation, de la liberté et de la Nation, est l'histoire d'une minoration de la géographie comme de la race, par un processus similaire de mélange et d'altération réciproque des données primitives :

L'esprit local a disparu chaque jour ; l'influence du sol, du climat, de la race, a cédé à l'action sociale et politique. La fatalité des lieux a été vaincue, l'homme a échappé à la tyrannie des circonstances matérielles. Le Français du Nord a goûté le Midi, s'est animé à son soleil, le Méridional a pris quelque chose de la ténacité, du sérieux, de la réflexion du Nord. La société, la liberté ont dompté la nature, l'histoire a effacé la géographie2 .

Mais la pensée micheletienne de la Nation bute régulièrement sur la question de son possible dépassement historique. Alors apparaissent les limites de ce « travail de soi sur soi », vérité de l'histoire dont le cadre et le sujet est la Nation. Si le Tableau de la France laissait entendre dans sa conclusion que la logique même de ce travail obligeait à envisager, sinon à prophétiser le [End Page 31] dépassement de ce cadre et de ce sujet3 , quinze ans plus tard Michelet refuse catégoriquement une telle hypothèse. Mais cette volonté farouche de prouver l'intangibilité de la Nation le contraint alors parfois à sortir de la conception historique patiemment élaborée dès les années trente :

Pour croire que les nationalités vont disparaître […] il faut […] ignorer la nature autant que l'histoire, oublier que les caractères nationaux ne dérivent nullement de nos caprices, mais sont profondément fondés dans l'influence du climat, de l'alimentation, des productions naturelles d'un pays, qu'ils se modifient quelque peu, mais ne s'effacent jamais4 .

Afin d'interdire plus définitivement l'idée d'un dépassement même possible de la Nation, l'historien de la liberté se réfugie dans ce qu'il avait combattu, le déterminisme physique simple, le « fatalisme ». Surtout, cet argument qui exhibe son évidence concrète revient en fait sur la grande avancée du Tableau de la France, dans lequel l'attention concrète portée à la géographie française avait précisément montré que l'extrême diversité physique de la « contrée » rendait particulièrement inopérant tout déterminisme géographique au niveau national, et même illusoire toute caractérisation d'un hypothétique paysage, ou climat, ou mode alimentaire français. Comme souvent, la naturalisation de l'histoire condamne celle-ci à la plus grande des abstractions.

Ces contradictions de Michelet sont sans doute liées à la difficulté qu'il éprouve à accepter le rôle déterminant joué par l'État dans la constitution et l'entretien de la Nation. L'identification et même l'articulation des deux termes semblent le gêner bien davantage que ses confrères d'outre-Rhin.

Ainsi, quand il répète que c'est la centralisation qui produit le territoire et lui donne vie, Michelet pourtant laisse dans l'implicite le rôle déterminant de l'État, grâce à la promotion du modèle physiologique de l'organisme centralisé. Certes, on trouve dans son Histoire des exemples de centralisation directement référés à l'action volontariste de l'état, mais alors cette centralisation se fait oppressante5 . La centralisation « heureuse » est celle dont l'apologie peut (presque) faire l'économie du rôle de l'État tant celui-ci est recouvert ou compensé par la nature même du territoire ou par le désir et l'action (quasi) unanimes du peuple. Moments où le discours peut (faire) croire à une immanence presque complète de l'État, à son immersion-disparition dans le « corps » de la nation même. En 1847, l'historien de la Révolution française explique la révélation et l'accomplissement du territoire national par le mouvement des fédérations, la mise en marche fraternelle de tout un peuple reprenant possession de l'espace et courant à l'unité dans l'amour. La révélation et l'achèvement du territoire national relèvent de « l'organisation spontanée de la France », et c'est « ce qui rendit si facile, si exécutable, une création [End Page 32] qu'on croyait tout artificielle, celle des départements. Si elle eût été une pure conception géométrique, éclose du cerveau de Sieyès, elle n'eût eu ni la force ni la durée que nous voyons ; elle n'eût pas survécu à la ruine de tant d'autres institutions révolutionnaires »6 . La gloire et la félicité de la Révolution française, oserais-je dire sa miraculeuse opportunité « théorique », est de permettre à l'historien de reléguer le rôle de l'État dans la constitution du territoire national loin derrière celui du désir populaire spontané.

Après le territoire, le peuple. Pour penser sa régénération, l'auteur du Peuple affirme l'existence d'un sentiment national irréductible, sorte de seconde nature particulièrement active au sein des classes ouvrières et paysannes, et présentée ainsi sous la forme d'un principe vital quasiment incréé, à tout le moins antérieur et supérieur à l'État. Cette naturalisation est nécessaire au projet de Michelet : affirmer l'appartenance immédiate, donc ineffaçable et inaliénable, du peuple social (paysans et ouvriers) à l'ensemble national, et, au-delà, constituer autour de ce peuple social un peuple national (l'ensemble des Français) régénéré dans et par l'unité organique de l'association, de l'amour et du sacrifice. Affirmer la naturalité de la Nation et du sentiment d'identité qu'elle produit permet en effet de nier toute désinscription sociale radicale et de miser tout sur ce fond substantiel qu'aucune circonstance sociale, politique, historique, individuelle ou collective ne saurait altérer : « Il faut [que l'ouvrier] soit bien misérable, asservi par la faim, le travail, lorsque [le] sentiment [de la France] faiblit en lui ; jamais il ne s'éteint »7 .

Ayant suffisamment affirmé cette naturalité de l'identité nationale, Michelet peut alors réintroduire le rôle de l'État, dans un processus qui sera désormais compris non comme production, mais révélation de cette identité. L'État apparaissant surtout au travers de deux institutions, qui furent en effet des agents majeurs de la « production du peuple » par l'État-Nation moderne : l'armée et l'école.

Ajoutons pour conclure que la nation micheletienne est chose religieuse. À cet égard, on ne saurait s'étonner que la période romantique ait été plus que d'autres en mesure d'apercevoir les rapports, les proximités voire les similitudes existant entre « fait » national et « fait » religieux. La question s'articule autour de la notion de symbole. Non seulement la nation micheletienne reprend à son compte maints symboles de la religion ancienne (la France-Christ, la France-Job, Jeanne d'Arc Vierge-nation), mais elle tend à devenir à elle-même son propre symbole, par l'alliance qu'elle doit assumer de sa spiritualité infinie et de sa matérialité concrète et bornée. L'évolution qui conduit Michelet de l'acceptation voire de la programmation d'un dépassement de la forme nationale (début des années 1830) à son refus catégorique (fin des [End Page 33] années 1840) semble exactement parallèle à l'évolution qui le conduit de l'idée d'un progrès de l'humanité animé par la nécessaire désymbolisation du monde à celle de la nécessité, à la fois religieuse et politique, d'une resymbolisation, sous peine de se couper dans les régions aériennes du concept de la sève amoureuse et populaire, de la chaleur du dieu vivant. Fixation nationaliste, soif de religion symbolique, et approfondissement démocratique vont alors de pair.

Franck Laurent
Université du Maine

Notes

1. Jules Michelet, Histoire de France, livre 1, ch. 4, dans Œuvres complètes, Paul Viallaneix, éd. (Paris: Flammarion, 1974-1982), 182.

2. Histoire de France, livre 3, 384

3. « Les époques barbares ne présentent presque rien que de local, de particulier, de matériel. L'homme tient encore au sol, il y est engagé, il semble en faire partie. L'histoire alors regarde la terre, et la race elle-même, si puissamment influencée par la terre. Peu à peu la force propre qui est en l'homme le dégagera, le déracinera de cette terre. Il en sortira, la repoussera, la foulera ; il lui faudra, au lieu de son village natal, de sa ville, de sa province, une grande patrie, par laquelle il compte lui-même dans les destinées du monde. L'idée de cette patrie, idée abstraite qui doit peu aux sens, l'amènera bientôt par un nouvel effort à l'idée de la patrie universelle, de la cité de la Providence », Histoire de France, livre 3, 384 (je souligne).

4. Jules Michelet, Le Peuple, troisième partie, ch. 4, Paul Viallaneix, éd. (Paris: Garnier Flammarion, 1974), 218.

5. Ainsi, dans le Tableau de la France, la description de Brest, « le grand port militaire, la pensée de Richelieu, la main de Louis XIV », « prodigieux tour de force [...] [où l'on sent] partout l'effort, et l'air du bagne et la chaîne du forçat », Histoire de France, livre 3, 355.

6. Jules Michelet, Histoire de la Révolution française, livre 3, ch. 9, Gérard Walter, éd., (Paris: Gallimard, 1952), 404.

7. Le Peuple, première partie, ch. 8, 141. [End Page 34]

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