
Comment on a quitté le réel et comment on y est revenu ?
In this article, we consider anew the idea of the “return to the real” that characterizes a wide range of contemporary literary works. To move away from the primacy accorded to the “real” and challenge a conception where the real is thought to be a graspable object of knowledge, we first reexamine the dualism between transitivity and intransitivity that is presented to us by the nature of languages relationship to the real. Following these observations, we register certain perplexities raised by the notions of “field” and “investigation” that come with the “return to the real,” and suggest instead a more open approach to this question, largely inspired by pragmatism (Dewey, Wittgenstein, Rorty).
«LITTÉRATURE DU RÉEL », « retour au réel ». Ces expressions qui caractérisent diverses productions littéraires actuelles pourraient laisser croire que l’on revient d’un long voyage ou d’une exploration intergalactique. Sans doute la question aura l’air naïve, mais si l’on plaide pour un « retour au réel », est-ce à dire qu’on l’aurait déjà véritablement quitté ? À la façon d’Emmanuelle Pireyre qui demande « Comment faire disparaître la terre1 ? » nous aimerions demander « Comment on a quitté le réel et comment on y est revenu ? » Poser cette question, c’est, de manière semblable à ce que propose Laurent Demanze, « interroger les conditions [de l]a fabrique [du réel], […] inquiéter les institutions qui le construisent et […] questionner les conditions de son exploration2 », mais sans emprunter les mêmes voies, c’est-à-dire sans attribuer de primauté à la notion de « réel » et, conséquemment, sans présumer qu’on puisse y faire retour ou encore l’exiger. Il s’agira de s’interroger sur certains embarras que provoque cette idée de « retour au réel » dont le principal concerne une version particulière du présupposé correspondantiste qui la sous-tend : objet de connaissance fondamentalement insaisissable, le réel appellerait paradoxalement sa saisie, son décryptage ou son déchiffrage3. Afin de nous détourner de ce modèle qui fait du réel un objet à saisir, nous nous pencherons sur le dualisme entre la transitivité et l’intransitivité devant lequel nous place une interrogation sur la nature des rapports entre le langage et le réel. Par ailleurs, suivant une approche inspirée du pragmatisme et de la philosophie du langage ordinaire, nous pose-rons comme hypothèse que ce sont plutôt nos pratiques sociales, nos usages et nos opérations situées qui deviennent l’objet de nos enquêtes et qui, de façon réflexive, permettent d’en orienter le déroulement et d’ainsi former notre vie au fil de leur déploiement. En tant qu’« environnement de pensée », le réseau que forment nos pratiques sociales deviendra ce champ d’action qui nous permettra de remettre en question l’idée de « terrain » comme site dédié à ce retour au réel, autant comme lieu empirique que comme lieu propre à l’institution littéraire. En dernier lieu, nous nous détournerons d’une conception de l’enquête pensée comme une méthode de décryptage du réel fondée sur la narration, pour l’envisager comme un dispositif ou une expérience de pensée qui rend possible la reconfiguration de nos formes de vie. [End Page 54]
Un transit intransitif
Plusieurs critiques qui observent ce retour au réel (Laurent Demanze, Sophie Divry, Ivan Jablonka, Dominique Viart, notamment) précisent que ce mouvement de la pensée s’opère à travers la mise à distance, sinon l’abandon, des convictions anti-représentationnalistes relatives aux promesses de l’autonomie du langage, qui ont à la fois animé la production des avant-gardes et permis de délimiter un paysage théorique d’ascendance « formaliste ». Laurent Demanze dit à ce titre que ces « écritures contemporaines de l’enquête se mènent en dialogue avec le concret, avec une singulière exigence d’attestation et de documentation. Les critiques ont fortement dit cet impératif renouvelé de retrouver l’épaisseur matérielle du monde, depuis le recul des avant-gardes : transitivité reconquise ou retour au réel » (Demanze 19). Cette revalorisation de la transitivité du langage nous permet certes de prendre du recul vis-à-vis d’une conception qui voit celui-ci ou bien comme le fondement du sens et de la pensée ou bien comme le lieu pur d’une expressivité émancipée du joug de la communication, de l’information et des simulacres qu’elles engendrent. Toutefois, il semble que penser la transitivité à la lumière d’un « retour au réel » engage à confondre les intentions fantasmatiques des tenants de l’intransitivité à la concrétisation de ces intentions, comme si, par exemple, Khlebnikov, avec le zaoum, ou, plus près de nous, un poète comme Christian Prigent4 par le simple fait de vouloir rompre avec l’idée de référence, rendaient effective cette rupture. Faire du « retour au réel » la condition de la transitivité revient, semble-t-il, à envisager la référence de façon plutôt réductrice, de laisser dans l’ombre la panoplie de manières dont les signes peuvent faire l’objet d’opérations référentielles. Une approche d’inspiration pragmatiste permet de considérer les choses sous un autre angle et de ne plus choisir entre l’enfermement dans le langage et le primat du réel. On peut à ce titre penser à Nelson Goodman qui observait qu’à travers les opérations d’échantillonnage, l’œuvre la plus « pure », la plus abstraite, exemplifie inévitablement, à travers leur activation contextuelle, certaines qualités des éléments constitutifs de notre monde. Par ailleurs, si Wittgenstein affirmait que la grammaire des jeux de langage n’a pas de compte à rendre au réel, cela ne veut pas dire que la dimension référentielle du langage est pour autant abolie, que ce dernier ne réfère plus qu’à lui-même, mais plutôt que le réel n’impose pas au langage la façon dont il doit se comporter à son égard5. Antonia Soulez remarque à ce titre que chez Wittgenstein, « c’est de la démarche langagière que dépend la production de contenus, et non l’inverse […] [Il] n’y a pas d’abord des êtres, puis des manières de parler6 ». Il ne faudrait cependant pas penser, à la lumière de ce propos, que le langage précède les contenus, qu’il [End Page 55] les renferme tous à l’avance et qu’il en constituerait, à distance, le fondement. Il ne faudrait pas non plus céder à l’association rapide que l’on pourrait faire entre « la production de contenus » et ce « nihilo-dandysme postmoderne7 » qui trouve dans le panfictionnalisme (qui conçoit le texte comme un enchâssement inextricable de fictions et d’« effets de réel », à tel point qu’il n’y a jamais de hors-fiction) l’affirmation d’un scepticisme généralisé à l’endroit des notions de « vérité » et de « faits ». Entremêlés à une panoplie de pratiques sociales, les usages du langage, qui incluent évidemment ceux qui sont déployés en littérature, deviennent plutôt les modalités de reconfiguration et de réaménagement de ce que Wittgenstein nomme nos « formes de vie ». Alors que nos usages du langage et les activités auxquelles ils sont entrelacés qualifient notre vie par les conséquences qu’ils produisent, ils constituent, par ce fait même, à travers le réseau qu’ils tissent, le champ de références à partir duquel pourront être produits d’autres jeux de langage circonstanciels. L’ancrage dans notre vie se réalise ainsi à travers la multiplicité de pratiques et d’emplois du langage et non pas en vertu de l’identification des objets auxquels se rapporterait le langage. Ce dont on parle se définit alors par la mise au point de jeux de langage contextuels que l’on mène. À ce titre, Antonia Soulez explique que
[c]ontextualiser le sens en le faisant dépendre du site des formes de vie […] est la façon frappante et sans doute unique dont Wittgenstein nous enjoint de rejoindre ce qu’il entend par le réel, ce réel que par ailleurs l’on ne désigne ni ne saisit et dont on ne peut faire la théorie. Par là, le contexte contribue à déproblématiser la question de l’ancrage dans le réel en le rendant d’emblée effectif. […] La notion de contexte est là pour le dire, sans autre forme de procès, que le réel n’est pas un objet de recherche dont il faille s’assurer la préexistence.
(Soulez 32)
Ce déplacement qui invite à passer d’une conception du langage qui devrait identifier, représenter ou révéler le réel à une considération du langage comme réseau d’usages contextualisés au sein des formes de vie, permet d’outrepasser le dualisme classique entre transitivité et intransitivité dans la mesure où il n’y a plus à choisir entre la visée d’un objet de signification ou son absence. Pour le dire avec Pierre Alferi « les phrases de la littérature ne sont pas descriptives, elles sont instauratrices8 » ; elles « ne livre[nt] aucun indice de l’“inadéquation” du langage, pas plus que de son “adéquation” » (Alferi 37). Inhérent aux formes de vie, le réseau d’usages est à la fois l’arrière-plan et la destination d’autres usages, qui sont réciproquement qualifiants. Selon cette perspective, Jean-Pierre Cometti suggère que l’expérience que l’on fait du langage [End Page 56]
ne signifie pas que chaque mot renferme en effet en lui sa signification […]. C’est le propre de nos usages, c’est-à-dire de notre utilisation socialisée du langage, de se fixer ainsi dans sa face objectivée ; mais celle-ci ne renvoie pas à autre chose qu’aux processus impliqués dans cette objectivation, c’est-à-dire à des usages en deçà duquel [sic] nous n’avons aucune raison de vouloir remonter, pas plus que nous n’avons de raison d’y voir une percée vers quelque point de transcendance, d’indicibilité […]. Il n’y a pas, sous ce rapport, d’au-delà du langage et l’intraduisible, liée à l’intransitivité dont nous faisons l’expérience, n’exprime rien d’autre que le champ complexe et quasi infini de ce que Wittgenstein appelait une forme de vie9.
Un terrain de quoi ?
La remise en question du primat du réel ainsi que le brouillage de la frontière entre l’intransitivité et la transitivité nous mènent à nous questionner à propos du mode particulier sur lequel se pense la réconciliation avec le réel, que plusieurs critiques envisagent à la lumière de l’idée de « littérature de terrain » dont Dominique Viart a décrit les enjeux et dressé une typologie10. S’il ne s’agit pas ici de critiquer ce genre de démarches créatives, il semble par contre légitime d’interroger les fondements de l’entreprise critique qui cherche à en dessiner les contours. On peut se demander si, depuis que la notion d’« écriture de terrain » est apparue dans le paysage critique, cette idée de « terrain » n’est pas justement devenue un topos littéraire, d’abord sous le signe d’un « lieu propre », disciplinaire, selon lequel la « littérature de terrain » serait une chasse gardée de la narration contemporaine qui bénéficierait alors d’un privilège à l’égard du « réel ». Par ailleurs, la volonté de « retrouver l’épaisseur matérielle du monde » (Demanze 19) et de « contrer autonomisation esthétique et abstraction épistémologique, au profit d’un contre-feu empirique » (Demanze 94) ne restaure-t-elle pas ce vieux dualisme entre le concret et l’abstrait, entre les dimensions empirique et conceptuelle ? Ne dote-t-on pas le terrain de l’aura du substrat authentique et d’un pouvoir d’envoûtement qui conduit, comme c’est le cas pour la notion de réel, à le réifier ?
Comme le suggère Florent Coste, « prenons au sérieux l’expression de “terrain”, mais prenons aussi garde de ne pas fantasmer les valeurs qu’il char-rie, et de ne pas céder aux faux espoirs que l’expression pourrait laisser miroiter11 ». Ainsi, de la même manière dont on a proposé, plus haut, de « déproblématiser la question de l’ancrage dans le réel » et mis en doute la viabilité d’un « retour » vers celui-ci, il s’agirait de dé-spécifier ce à quoi engage la notion de « terrain » et d’entretenir avec elle un rapport déflationniste, sans toutefois en réduire la fécondité. La question devient non plus d’établir une multitude de critères afin de déterminer quels écrivains se transforment en arpenteurs et deviennent des spécialistes du travail de terrain, mais de rendre, comme dans le cas du réel, l’interaction avec lui d’emblée effective et de [End Page 57] prendre en considération la pluralité de types de tâches qui y sont effectuées et qui permettent de reconfigurer notre monde, selon une multiplicité de perspectives et de modalités d’intervention.
Alors que l’attribution d’un statut particulier à l’idée de « réel » et de « terrain » laisse voir des préoccupations ontologiques, l’opération critique et théorique qui cherche à cerner cette mouvance n’est pas étrangère à cet arrière-plan. En effet, ce qui est ambivalent est que l’idée de « littérature de terrain » joue sur un double registre. Malgré le principe d’indiscipline dont elle se revendique, à travers sa complicité avec les sciences sociales, et malgré sa volonté d’élargir l’horizon d’attente habituel de la littérature par la prise en charge des « angles morts du réel » (Demanze 93), elle laisse voir, à travers le découpage d’un champ de spécialisation du littéraire, une tentative appuyée de stabilisation institutionnelle. À ce titre, Viart prend soin de mentionner que la notion de « littérature de terrain » a le mérite d’être « bien plus précise que celle de Creative non-fiction dans laquelle ces ouvrages étaient jusqu’ici classés, mais qui accueillait également, selon certaines études, la littérature naturaliste de Zola ou des Goncourt et nombre de romans “inspirés” du réel, ce qui n’est évidemment pas sans brouiller les catégories » (Viart). Viart s’applique à dresser une typologie de la « littérature de terrain » qui est structurée autour de cinq ensembles : témoignages et entretiens ; investissement d’un territoire social ; investigations sur un cas donné ou un événement historique ; trajet de vie et reconstitutions biographiques ; ouvrages qui portent sur le quotidien. Alors qu’il précise que ces catégories, qui regroupent chacune les cas les plus divers, « ne sont pas étanches […], que tous les textes qui s’y consacrent mêlent les modes d’enquête et d’approche » (Viart), le brouillage des catégories qu’il reproche à la Creative non-fiction n’est pourtant pas étranger à son classement qui s’avère en somme encore très touffu. Le problème n’est pas le brouillage en soi, mais le fait de le désapprouver en ce qui concerne la Creative non-fiction pour ensuite le justifier au nom d’une prétendue entreprise de clarification. À travers ce double jeu de la précision et de l’ouverture, on se demande ce qu’on a gagné sur le plan de la clarté tout comme sur celui de l’in-discipline. On pourrait chercher longtemps ce qui justifie véritablement cette volonté de distinguer a priori ces approches et de doter la « littérature de terrain » de propriétés spécifiques, mais on risque de s’empêtrer dans une panoplie d’imbroglios et de réaliser qu’une telle définition paradoxalement ouverte et cloisonnée ne fait pas vraiment la différence et laisse dans l’ombre une multitude de relais que l’on pourrait établir avec des productions qui sortent du giron qu’est ce label littéraire. Cette tentative de délimitation d’un lieu propre, qui ne fait pas particulièrement écho à la volonté de la « littérature de terrain » [End Page 58] de « se tenir loin du “livre total” rêvé par les esthétiques antérieures » (Viart), réhabilite le point de vue scolastique et surplombant dont la « littérature de terrain » veut pourtant s’émanciper. Ainsi, Florent Coste décrit cette posture comme celle du « poéticien enfermé dans son exercice théorétique à classer, organiser, ranger des types, des genres, des catégories d’œuvres. À l’inverse, le littéraire de terrain serait alors celui qui lit un texte en se méfiant de ces catégories normatives et des réglementations furtives qu’elles portent » (Coste 86).
Dans les Recherches philosophiques, Wittgenstein témoigne de la grande méfiance qu’il éprouve envers les généralités et les tentatives de délimitations fixes, qui finissent par nous rendre aveugles aux réseaux de parentés qui déro-gent des circuits officiels et, par conséquent, aux déplacements de point de vue et aux modes d’action qu’ils peuvent générer. Pour contrer cet attrait pour la généralité, Wittgenstein exprime le vœu de ramener la philosophie « au sol raboteux » (Wittgenstein § 107). Ce sol, corrélatif à l’ordinaire, qui consiste à placer les conditions de possibilités de sens dans ce que nous avons, ce que nous faisons, ce que nous disons, n’est pas qualifié de « raboteux » parce qu’il serait primitif ou originaire, mais, justement, parce que c’est sur ce plan que l’on est exposé « au frottement et à la résistance de l’air » (Wittgenstein § 130), c’est-à-dire immergé dans le réseau mouvant que forment le langage et les « activités avec lesquelles [ils sont] entrelacé[s] » (Wittgenstein § 7) . Si Wittgenstein dit vouloir « revenir » vers ce sol, sa pensée mène pourtant à constater, comme Sandra Laugier le précise, que « dans l’ordinaire il n’y a rien à retrouver12 », car nous y sommes déjà. C’est au contraire son immédiateté, sa proximité, l’insistante habituation à son égard, qui nous le rendent négligeable. Plutôt que d’appeler une spéculation sur la valeur de lots de terrains types et de les cadastrer à distance, l’ordinaire engage à porter une attention à la pluralité des dynamiques qui s’y trament sans égard à une quelconque hiérarchie ou à un prédécoupage. La considération de l’ordinaire implique ainsi moins l’identification de domaines de sens que de la reconnaissance du caractère public, ouvert et mobile des ressources symboliques qui en sont constitutives. On pourrait dire, selon la formule d’Emmanuel Hocquard, que « ce terrain n’appartient pas13 ». L’effort d’attention procède ainsi d’une expérience de déplacement des manières de voir, de recadrages, de réembrayages des mots avec le monde et du monde avec les mots. Si, pour Emmanuel Hocquard, « [l]a littérature, comme tout acte de création, n’a pour raison d’être que de faire bouger les choses quand alentour le mouvement vient à faire défaut14 », il n’y a qu’une différence de degrés d’interaction et non de nature entre se déplacer et déplacer les éléments du langage. On peut ainsi entrevoir [End Page 59] la possibilité de « [b]ouger sans bouger15 ». Comme l’explique par ailleurs Jean Bazin,
[o]n pourrait […] appeler « terrain » toute situation où je fais concrètement l’épreuve et entreprends l’apprentissage d’un monde non familier. L’expérience anthropologique consiste à se déplacer, pas forcément très loin (toute distance n’est pas géographique) et parfois seulement en pensée […]. Ce que nous appelons notre « travail de terrain », c’est donc d’apprendre […] à passer d’un monde à un autre. [C’]est là une expérience quasi quotidienne, réelle ou imaginaire : sachant agir dans le monde qui m’est le plus familier, je ne cesse pas […], à l’occasion de déplacements même minimes dans l’ « espace » social, d’apprendre à me conduire dans bien d’autres mondes16.
Cette façon d’envisager le terrain permet ainsi de prendre acte de manière plus judicieuse de la réflexivité et des dynamiques irréductiblement intriquées qui ont cours entre la part empirique et la part conceptuelle de notre vie, de mesurer comment les pratiques « extralinguistiques » permettent d’orienter les pratiques langagières et inversement. Il s’agit aussi, dans cette conception du terrain, de ne pas accorder de privilège à un type de pratique ou à un autre quant à notre propension à interagir dans le monde. Il ne faudrait ainsi pas exclure le travail d’attention que l’on effectue, sans nécessairement mettre le nez dehors, à l’égard de nos manières ordinaires d’user du langage. Par différents usages des « documents » produits dans la sphère sociale, les « poétiques forensiques17 » sur lesquelles se penche Franck Leibovici ont « pour objet de faire “parler” des documents, au même titre que des personnes. Elles tentent pour cela d’expliciter l’écologie de ces documents, constituées d’actions de médiations et de collectifs18 ». En tant que foyers d’interactions humaines qui témoignent de certains aspects de la vie publique, ces documents, une fois déplacés et réactivés par des processus de répétition, de réexposition ou de recontextualisation, peuvent laisser voir des aspects de nos interactions sociales jusqu’alors inapparents ou insoupçonnés, ainsi que mettre au jour ce que John Dewey nomme des « problèmes publics ». Par le montage des discours prononcés, durant l’automne 2016, par la classe politique, la magistrature, les médias, les associations sociales à propos des réfugiés, Les Enfants vont bien19 de Nathalie Quintane est un exemple récent de cette approche. En restituant spatialement et graphiquement sur la page les rapports hiérarchiques des acteurs, Quintane montre comment la juxtaposition synoptique d’« éléments de langage » (Quintane 11) permet d’exposer une forme de vie profondément conflictuelle. Par le rapprochement et la recontextualisation des « éléments de langage », Quintane donne à voir les couches de tensions qui existent entre l’expression des besoins vitaux de réfugiés et la déconnexion du discours surplombant, impérieux, répressif des autorités politiques. [End Page 60]
En le reliant à travers un réseau de parentés et de cas intermédiaires avec les « poétiques forensiques », on pourrait, à la lumière des précédentes réflexions, prendre en considération le roman Hors-sol de Pierre Alferi, dans lequel une traductrice est confrontée, à la suite de manipulations informatiques fortuites impliquant un oiseau, à une quantité astronomique de fichiers informatiques rédigés dans une multitude de langues humaines. Contenant les témoignages polymorphes (témoignages, récit, sms, mails, publicité, dialogues, etc.) d’anciens terriens qui ont élu domicile dans des nacelles à 13.000 mètres d’altitude, leur traduction en français et leur lecture permettent, par une série de recoupements et de connexions, de comprendre les diverses formes de configuration de cette forme de vie et, comme Bazin le dit, de « passer d’un monde à l’autre » :
les événements […] me servent non pas de données, mais de leçons. C’est un peu comme si j’assistais à une partie d’un jeu auquel je ne sais pas encore jouer et dont je n’ai pas la règle : je dois apprendre sur le tas. [De telles propositions ont] la forme d’une règle : elle[s] ne di[sen]t pas ce qui est arrivé, elle[s] di[sen]t comment on agit. Le savoir qu’elle[s] véhicule[ent] ne porte pas sur les faits, mais sur les possibles.
(Bazin 355–56)
Par ailleurs, si cette nouvelle modalité de la vie et les documents qui permet-tent d’en figurer les traits sont le produit d’un exercice imaginatif d’Alferi, il ne faudrait pas réduire celui-ci à la pure vue « irréelle » d’un esprit refermé sur lui-même. En effet, à travers la logique abductive, Alferi opère des projections hypothétiques dont l’énonciation n’est rendue possible que parce qu’elle trouve un ancrage dans nos formes de vie, plus précisément dans l’enchevêtrement d’enjeux économiques, politiques, environnementaux, biologiques et sémiotiques. Le réaménagement de ces composantes permet alors d’en envisager les développements possibles et de mesurer les effets potentiels de ces projections sur notre vie. Par ailleurs, ce roman suggère que la différence entre « vrai document » et « faux document » n’est pas, dans tous les cas, un critère opérant. En effet, le jeu qui est joué ici, comme dans plusieurs productions documentales, n’est pas celui de l’attestation ou de la reconnaissance de faits, mais celui des effets possibles produits sur notre pensée et nos actions. Autrement dit, rien ne nous empêche de tirer des conséquences effectives et fonctionnelles de faux documents.
À la lumière de la complexité du champ que composent nos « formes de vie », le terrain se conçoit ainsi comme un vaste « environnement de pensée », traversé par nos usages, nos pratiques et nos croyances, environnement auquel nous sommes nécessairement attachés, qui nous forme et que nous reformons en retour. Selon John Dewey, la pensée se conçoit alors comme l’« attribut [End Page 61] d’une forme de conduite, en la replaçant dans son contexte propre : celui de l’interaction réflexive entre l’homme et l’environnement20 ». Le terrain devient ici relatif à une conception holiste de la signification selon laquelle « il n’existe aucune séparation clairement identifiable entre les mots, la pensée, le monde et la pratique21 ». L’indétermination des rapports entre les éléments constitutifs de notre environnement devient la condition de possibilité d’opérations, de réaménagements incessants et de déplacements que l’on peut y effectuer. Le rapport avec l’environnement se décrit alors, comme Olivier Quintyn le propose, à partir de la notion de cluster22. Non plus un lieu-objet, le terrain devient cette dynamique même qui s’enclenche entre l’indé-termination des rapports qu’entretiennent entre eux les éléments, et leur détermination provisoire qu’appellent des situations particulières. Celles-ci requièrent ainsi la combinaison d’opérations de pensée et d’usages de res-sources symboliques dirigés, qui visent la transformation de cette situation et l’ouverture de « parcours d’action possibles » (Frega 39). Le terrain conçu comme « environnement de pensée » n’engage pas unilatéralement à sortir dehors, mais de brouiller la frontière entre intérieur et extérieur, autant en ce qui concerne l’espace, que les rapports qu’entretient la vie mentale avec le monde. Il ne s’agit plus tant de sortir ni de rester cloîtré à l’intérieur, car on est toujours à la fois à l’intérieur, immiscé dans un réseau de croyances publiques et d’interaction, et dehors, en train de sortir des cadres délimités du sens pour en réaménager les frontières. Le mouvement se conçoit ainsi en fonction des conditions de circulation des éléments constitutifs d’un environ-nement et de la capacité de ses agents à les réorganiser selon un mouvement de relation interne. Cela permet d’« être dehors tout en restant dedans, [de] sortir de ses gonds, et [de] faire un pas de côté ou de “dérailler”23 ».
Le projet de la Revue de littérature générale mené par Pierre Alferi et Olivier Cadiot en 1995–1996 exemplifie particulièrement cette idée de terrain comme environnement multitâche où sont intimement articulés la pensée, la pratique et le monde. Dénotant un espace de pensée extensif, non plus soumis à une vue surplombante et structurée selon des paramètres génériques, la notion de généralité sous-tend ici l’indétermination de toute frontière conceptuelle qui se voit sans cesse reconfigurée à travers les gestes, les techniques, les dispositifs déployés. À travers les « Robots ménagers » d’Anne Portugal conçus comme embrayages et ajustements de conduites intimes, le mode d’emploi proposé par Gilles Clément pour aménager un « jardin en mouvement » ou « les surfaces d’enregistrements » comme mode de libération d’un « espace musical » discutées par Rodolphe Burger, la Revue de littérature générale juxtapose des expériences de pensées situées qui, loin d’être refermées sur [End Page 62] elles-mêmes, rendent possibles de multiples connexions parmi les dispositifs d’écritures constitutives. Ce catalogue ne se réduit donc pas à un inventaire de techniques d’écriture, mais devient un vaste champ d’opérations ouvert aux échanges de procédés et, par conséquent, à la reconfiguration du monde. L’index des gestes24 qui se trouve en fin de catalogue n’est à ce titre plus à considérer comme un registre qui fonctionne strictement sur le mode du renvoi indexical, mais devient une carte, un programme d’opérations potentielles où peuvent être tracés, entre les modes d’action, divers cheminements de pensée.
Délier l’enquête
Dans les efforts respectifs que Dominique Viart, Laurent Demanze et Ivan Jablonka déploient pour valoriser le « retour au réel », la notion d’« enquête » s’avère être déterminante. Alors que Laurent Demanze rappelle le développement du « paradigme inquisitorial » au XIXe siècle ainsi que son épuisement durant les premières décennies du XXe siècle, les trois critiques ne manquent pas de qualifier la spécificité de sa résurgence contemporaine. Ni miroir du monde social comme chez les naturalistes, ni repli du langage sur lui-même comme chez les « post-modernes », l’enquête contemporaine est motivée par le constat d’une « opacification du réel » selon laquelle « la médiatisation dont il fait l’objet tend à [en] simplifier outrageusement [la] complexité » (Viart). Pour Demanze, les « investigations contemporaines ont […] pour ambition de redonner consistance à un réel évanescent, opacifié par l’essor des mass medias et du storytelling » (Demanze 20). Ainsi, « la conscience contemporaine s’est convaincue que le réel n’est pas ce qu’on en dit » (Viart). Cette façon de concevoir la multiplication des médiations comme quelque chose qui ne fait pas intégralement partie de notre vie, mais qui s’ajouterait au substrat qu’est le réel, pour le masquer, faire illusion, n’est évidemment pas dénuée de relents métaphysiques. Sous ce rapport, l’accès au réel se pense à la lumière d’un type particulier d’« enquête », qui procède d’une théorie de la « littérature-dévoilement » (Jablonka 312) par laquelle il « faudrait tenter de saisir cela même qui échappe » (Demanze 20). Bien que ce type d’enquête se défende de reconduire une quelconque forme de naturalisme, elle semble paradoxalement mener à l’élection d’un modèle méthodologique prééminent. En effet, alors que la conception énigmatique du réel appelle un « impératif d’attestation », l’exigence « d’apporter des preuves », ou encore un « désir de vérité » (Jablonka 249), Jablonka laisse croire que ceux-ci ne peuvent être atteints qu’à travers « une littérature qui obéit aux règles de la méthode », c’est-à-dire à l’« activation de fictions au sein d’un raisonnement qu’un texte matérialise et déploie » (Jablonka 249). De manière semblable, chez [End Page 63] Demanze, la recherche que motive la saisie du réel est « tendue entre l’argumentation et la narration » (Demanze 22). Alors qu’il y a une certaine ten-dance, chez ceux qui évoquent un « retour au réel », à associer la littérature contemporaine à la narration ou au récit, il est d’autant plus réducteur de vouloir expliquer la dynamique de la recherche par les principes narratifs25. Ce modèle privilégié tend en effet à représenter et à expliquer le mouvement de pensée à la lumière d’un déroulement d’événements, voire d’une aventure qui procèdent de « chaînes explicatives » (Jablonka 248). Si l’objectif est d’exposer « la quête et la conquête des connaissances, parfois les erreurs, les errements ou les invalidations » (Viart), la mise en scène du déroulement de la pensée ou des aléas du raisonnement peut pourtant s’avérer factice, car elle n’échappe pas, malgré l’hétérogénéité des processus, à la tentation de trouver dans la narration le principe unificateur du sens.
Ce rapport entre l’unification narrative et les aléas de la recherche fait inévitablement écho à la tension qui existe entre l’exigence du vrai et la conception énigmatique du réel qui caractérise le type d’enquête dont il est question. La volonté de cerner le réel se mesure nécessairement à « un reste qui échappe à toute saisie » (Demanze 275), une part qui se dérobe à la démarche investigatrice. L’enquête « rumine une disparition, cherche ce qui fait défaut » (Jablonka 241). En faisant de l’énigme du réel son objet, l’enquête devient ainsi une mise en scène qui reconstitue son inaccomplissement et son inachèvement. Conçu comme une ouverture envers le non-épuisement du réel, cet inachèvement devient solidaire, chez Demanze et Jablonka, de la mélancolie, d’après laquelle les indices entrevus du réel ne peuvent être envisagés autrement qu’à partir de l’horizon d’une totalité ; cette dernière, ne pouvant être prise en charge, provoque la suspension de la narration. Une fois interrompu, le récit adopte, selon Demanze, « la temporalité du poème : épiphanie, temps suspendu ou sans durée » (Demanze 273). Il y a là, semble-t-il, la restauration d’un des plus grands clichés qui ont pu peser sur la poésie : intemporalité et suspension de la parole poétique. Faire un poème, c’est entrer dans une phase de repos sublimé, entrer en communion avec l’ineffable.
Si Demanze distingue l’enquête conçue à la lumière de l’inachèvement de celle conçue par John Dewey et rappelle que « suspendre l’enquête n’est pas s’échapper hors du monde » (Demanze 282), on voudrait souligner que bien que le philosophe américain pense l’enquête à la mesure de sa fin, cela ne veut en aucun cas dire que son déroulement est prédéterminé et que son issue est garantie et permanente, comme dans un régime positiviste de la connaissance. Au contraire, chez Dewey, la recherche est soumise au faillibilisme et est caractérisée par un renversement du rapport entre les moyens et les fins ; ce [End Page 64] sont les moyens constitutifs de notre environnement de pensée et d’action qui vont permettre, selon leurs possibilités d’usages, de réorienter la recherche et d’en redéfinir les objectifs. Par ailleurs, s’il y a arrêt de la recherche, c’est que l’enquête a permis de transformer notre rapport à l’environnement et de rétablir un équilibre provisoire au sein de nos croyances, non pas en vertu d’une « vérité » que l’on aurait atteinte, mais relativement à l’« assertibilité garantie », « considérée comme une question de conformité aux pratiques en usage26 », un ajustement de nos usages, opéré à partir du réaménagement de ces mêmes usages. Alors que chez Demanze, la dimension ouverte de l’enquête est relative à un objet de signification désiré ou à une polarité de sens différé qui en prolonge indéfiniment le cours, elle concerne, chez Dewey (et Wittgenstein), l’indétermination inhérente à la conception holiste de l’environnement de pensée qui en devient la condition de recomposition des éléments inhérents. Par ailleurs, alors que le « retour au réel » fantasme la totalité du sens à travers l’unité narrative, l’holisme, qui se pense en termes de réseau, implique que chaque élément mobilisé lors d’opérations symboliques peut potentiellement être relié aux autres éléments de ce réseau, sans que la totalité devienne la visée et sans qu’un reste demeure à élucider.
L’enquête pragmatiste se détourne ainsi de l’idée de l’opacité généralisée du réel et devient relative aux confusions circonstancielles ou au doute situé. Elle mobilise des opérations de sélection, d’échantillonnage d’aspects du monde dont la connexion et la réorganisation provisoire permettent d’expérimenter d’autres manières d’envisager nos formes de vie. En ce sens, chez Dewey, les
idées sont modelées en fonction des exigences de l’action, car elles recoupent et sélectionnent le réel afin de déterminer des parcours d’action possibles. […] L’absence de distinctions qui caractérise la totalité indéterminée a été remplacée par une mise en ordre qui n’est pas la seule possible […], mais qui nous permet de nous orienter et de donner un sens à nos actions.
(Frega 57–58)
Cette dynamique entre indétermination et opérations situées permet d’envisager la question de la déliaison autrement qu’en fonction de la suspension de la narration devant un réel fuyant. En effet la déliaison devient solidaire d’un rapport au monde marqué par la désaturation du sens et l’imprévisibilité, et permet d’envisager la pensée comme activité sélective et connective, sans égard à une trajectoire privilégiée ou à un principe explicatif général. Par exemple, à travers une série de remarques, l’auteur Didier Arnaudet place à la disposition des lecteurs ce que Christophe Hanna nomme des « correcteurs d’attention27 » : [End Page 65]
Quelle est l’odeur du froid? […] Je n’arrive pas à me lancer dans des petites conversations sur la pluie et le beau temps. Vous allez me soumettre au détecteur de mensonges? […] Ce modèle d’astronef n’existe plus vous savez ? Il va falloir cannibaliser plein de pièces sur d’autres modèles anciens pour vous le requinquer28.
Par l’exposition de situations de pensée ou de perplexités qui relèvent d’une opération sélective d’aspects furtifs de notre vie, Arnaudet rend possible la réorientation de notre regard sur le monde à la lumière de considérations qui échappent le plus souvent aux lieux communs ou qui les retournent sur euxmêmes grâce au cadrage ou au mode d’énonciation dont elles font l’objet. Indifférent à l’idée de trame ou de fil conducteur, ce type d’écriture ne cherche pas à raconter une tentative de décryptage du réel, mais à déposer, pêle-mêle, constats, observations, réflexions qui pourront à travers diverses tentatives de connexions conceptuelles ouvrir de nouveaux modes de configuration de notre environnement de pensée :
C’est une nuée d’images. Elle n’occupe pas un territoire préétabli où il serait aisé de la situer, mais elle élabore au fur et à mesure son champ d’action, ses règles d’investigation. Son évolution ne se présente pas comme une progression narrative, mais comme une constellation d’informations, de scènes, de temps, qui convoque une infinité de questions, sans prétention à les résoudre. Il n’est pas inutile de dire qu’elle creuse, occupe, engorge, puis engendre différentes formes de brusques sorties vers le large.
(Arnaudet quatrième de couverture)
On pourrait ainsi dire que le travail de Didier Arnaudet relève d’« une certaine “disposition”, au sens grec de l’hexis, une disposition à rendre visible pour soi et pour les autres29 », qui n’est pas étrangère à la manière dont Jean-Pierre Cometti conçoit l’ « expérience de pensée » à partir de Robert Musil et de sa façon d’envisager la modification :
elle permet de placer sous une perspective nouvelle ou différente les croyances qui s’entretissent et entrent dans nos « habitudes d’action » (nos dispositions). C’est sur ce tissu qu’opère la littérature lorsqu’elle prend la signification d’une expérience de pensée. Il n’est pas nécessaire qu’elle mobilise des raisonnements, bien au contraire ; il suffit qu’elle fasse communiquer, au bénéfice de notre expérience, fiction et non-fiction, contrefactualité et actualité en les plaçant en regard de « ce phénomène complexe que nous appelons la vie ».
(Cometti pages non numérotées)
Qu’il ne soit pas nécessaire pour une expérience de pensée de « mobiliser un raisonnement » semble faire ici écho à cette absence de « prétention à […] résoudre » qu’évoque Arnaudet. Alors qu’on pourrait y voir un nihilisme relativiste, on sera plutôt tenté de comprendre ces propositions comme une indifférence à l’endroit de ces objets de connaissance, qui, comme le « réel », [End Page 66] magnétisent la pensée et provoquent le besoin d’expliquer leur saisie, d’« apporter des preuves » du réel par la mise sur pied de principes méthodologiques ambitieux et vertueux. On pourrait alors dire que l’expérience de pensée devient solidaire d’un certain type de naïveté que Pierre Alferi a décrite : « Une certaine naïveté non feinte et assumée, où le texte s’offre sans bouclier, risque la banalité, l’insignifiance, mais ainsi laisse intacte l’étrangeté de son geste30 ». Sans égard à l’unité originaire du sens ou à sa perte, cette façon de voir ne va pas sans entrer en résonance avec certains propos de Richard Rorty qui affirmait que rien ne nous empêcherait de nous contenter de « la notion naïve de “parler de31” ». Cette idée n’est pas étrangère à celle de « pragmatisme sans méthode » également proposée par Rorty, qui consiste à « montrer que l’usage de nouveaux moyens modifie les fins, et que l’on ne sait ce que l’on voulait qu’après avoir eu connaissance des résultats issus des efforts pour obtenir ce que l’on pensait initialement avoir en vue » (Rorty, Objectivisme 65). Plutôt que d’élire a priori la narration comme modèle rationnel d’une enquête motivée par l’évanescence du réel, « parler de » implique un rapport à la fois plus délié, pluraliste et pratique à la méthode. Par la recontextualisation et la mise à l’épreuve de manières de parler, de penser et d’agir constitutives de notre forme de vie, une méthode se bricole à chaque fois que nous sommes plongés « dans les détails [d’une] situation problématique » (Rorty 65). Mise au point au fur et à mesure du développement de cette situation, la méthode est moins un principe épistémique général, dont la visée est d’apporter des preuves du réel, qu’un assemblage situé d’opérations transformatrices qui affirme l’immédiateté entre la pratique de la pensée et la possibilité d’ajustement, de modulation et de recréation de nos façons de vivre.
Notes
1. Emmanuelle Pireyre, Comment faire disparaître la terre ? (Paris : L’Olivier, 2006).
2. Laurent Demanze, Un nouvel âge de l’enquête (Paris : Corti, 2019), 21.
3. À ce propos, on se penchera plus loin sur la position similaire d’Ivan Jablonka et de Laurent Demanze. On peut toutefois noter que ce type de discours sur le réel est assez répandu. En témoigne, par exemple, l’introduction du dossier « Lectures et pratiques contemporaines du réel », Spirale, 259 (hiver 2017) : « Nous estimons qu’il y a des réalismes, certes tous liés au désir de dire la réalité du monde empirique et de la condition humaine, mais de natures très différentes et très variées. Ceux-ci ont affaire non à une réalité immédiatement accessible, mais à un réel toujours raté d’avance et toujours déjà sémiotisé par des mots, des représentations, des langages traversant l’espace social », https://z.umn.edu/6uuo. Par ailleurs, on peut mentionner le premier axiome de l’« herméneutique sociale des textes » défendu par le Centre de recherche interuniversitaire en sociocritique des textes (CRIST) : « Le langage rate “la réalité” ». « Celle-ci est inaccessible. Ce qui ne signifie pas qu’elle n’existe pas. » Voir https://sociocritique-crist.org/a-propos/manifeste/.
4. Dans un article sur les pratiques glossopoïétiques, de Khlebnikov à Christian Prigent, Anne Tomiche explique que le « terme de zaoum, tel que le définit Khlebnikov, désigne une langue qui se trouve au-delà [za] de l’entendement [um] : « Langue transrationnelle [zaoum] veut dire : langue qui est au-delà des limites de la raison ». Après Kroutchenykh qui, dans « Le mot en tant que tel », proclamait l’insurrection du mot contre le sens, Khlebnikov veut traiter le mot non pas « raisonnablement » mais « araisonnablement ». […] [P]as plus la zaoum que les poèmes phonétiques, les “syllabes inventées” ou les “coups glottes” ne s’inscrivent dans une tradition littéraire de la représentation. Les glossopoïèses ont en commun d’attester le refus de réduire la langue à sa fonction instrumentale de représentation et de communication d’un message rationnel et logique. » Voir Anne Tomiche, « Glossopoïèses », L’Esprit Créateur, 38.4 (1998), 41.
5. Cela va de pair, nous semble-t-il, avec la critique que Wittgenstein a émise à l’endroit de l’idée qui fait du geste ostensif le modèle général de la signification. Voir Ludwig Wittgenstein, Recherches philosophiques (Paris : Gallimard, 2004), § 1 à 46.
6. Antonia Soulez, Comment écrivent les philosophes : (De Kant à Wittgenstein) ou le style Wittgenstein (Paris : Kimé, 2003), 26.
7. Ivan Jablonka, L’Histoire est une littérature contemporaine : Manifeste pour les sciences sociales (Paris : Points, 2017), 241.
8. Pierre Alferi, Chercher une phrase (Paris : Christian Bourgois, 2007), 13.
9. Jean-Pierre Cometti, « Y a-t-il un problème de la traduction », Existe-t-il un problème de la fiction, de la traduction, de l’esthétique, article inédit, pages non numérotées, https://z.umn.edu/6uup.
10. Dominique Viart, « Les Littératures de terrain », Revue critique de fixxion contemporaine française (2019), https://z.umn.edu/6uuq.
11. Florent Coste, Explore : Investigations littéraires (Paris : Questions théoriques, 2017), 85.
12. Sandra Laugier, « L’Ordinaire transatlantique. De Concord à Chicago, en passant par Oxford », L’Homme, 3.187–88 (2008), 181.
13. Emmanuel Hocquard, ma haie (Paris : P.O.L, 2001), 403.
14. Emmanuel Hocquard, Ruines à rebours (Bordeaux : L’attente, 2010), 46.
15. Jérôme Mauche, Le Placard en flammes (Bordeaux : Le bleu du ciel, 2009), 4.
16. Jean Bazin, Des clous dans la Joconde : L’anthropologie autrement (Toulouse : Anacharsis, 2006), 372–73.
17. À ce sujet, voir Jeff Barda, “Forensic Poetics: Legal Documents Transformed into Strange Poems,” L’Esprit Créateur, 58.3 (2018), 86–102.
18. Franck Leibovici, des opérations d’écriture qui ne disent pas leur nom (Paris : Questions théoriques, 2020), 136.
19. Nathalie Quintane, Les Enfants vont bien (Paris : P.O.L, 2019).
20. Roberto Frega, Pensée, expérience, pratique : Essai sur la théorie du jugement de John Dewey (Paris : L’Harmattan, 2006), 75.
21. Albert Ogien, « Quand agir, c’est penser : Certitude, conviction et connaissance directe », Intellectica, 1 (2015), 147.
22. Olivier Quintyn, Implémentations / implantations : Pragmatisme et théorie critique. Essai sur la philosophe de l’art (Paris : Questions théoriques, 2017), 141.
23. Gilles A. Tiberghien, Emmanuel Hocquard (Paris : Seghers, 2006), 45.
24. La liste est longue, mais en voici quelques exemples : « agglutiner, automatiser, bricoler, compresser, déhiérarchiser, détourner, formater, imager, morceler, réduire, scanner, transposer, zoomer ». Voir Pierre Alferi et Olivier Cadiot, Revue de littérature générale, 1 (1995), 414–15.
25. Cette mise en scène de la pensée, qui devient mise en intrigue du décryptage d’un savoir, est décrite par Demanze comme « le récit hésitant d’un parcours impliqué, le chemin dans la trame d’une argumentation et les tâtonnements d’une recherche, portée par la basse continue d’un je » (Demanze 23). À l’encontre de la visée objective du réalisme et de la thèse de « la mort du sujet », ce « retour du sujet » corrélatif au « retour au réel » va de pair avec la recherche d’une certaine authenticité, ou, du moins, devient « la marque d’une certaine modestie du savoir, en rupture avec bien des certitudes positivistes » (Viart). On pourrait toutefois se demander si l’exigence « d’exhiber […] [une] démarche épistémologique » (Demanze 15) couplée à ce « retour du sujet » n’a pas finalement pour effet de mettre en représentation un sujet surplombant sa propre pensée et qui pèche par excès de rationalisme.
26. Richard Rorty, Objectivisme, relativisme et vérité (Paris : Presses universitaires de France, 1994), 113.
27. Christophe Hanna, « Attention et valorisation : Esquisse d’une poétique de la remarque » dans Yves Citton, dir., L’Économie de l’attention : Nouvel horizon du capitalisme (Paris : La Découverte, 2014), 246.
28. Didier Arnaudet, Les Périphéries du large (Bordeaux : Le bleu du ciel, 2008), 42–43.
29. On reprend ici les mots que Gilles A. Tiberghien prononçait à propos de l’œuvre d’Emmanuel Hocquard (Tiberghien 32).
30. Pierre Alferi, Brefs : Discours (Paris : P.O.L, 2016), 95.
31. Richard Rorty, Conséquences du pragmatisme (Paris : Seuil, 1993), 251.