Styles animaux

ON CONNAÎT L’IMPORTANCE de la question de l’animalité dans la philosophie actuelle. Cet intérêt témoigne certes d’une inquiétude au sujet de l’humain, d’une interrogation sur ce qui se sépare ou se partage dans l’humain, en particulier lorsque ce sont les situations de face-à-face entre l’homme et l’animal qui sont mises en avant, et plus encore les situations d’inégalité exorbitante ou de violence. Mais l’intérêt pour l’animalité me semble aussi témoigner d’un besoin plus caché, qu’une approche esthétique a seule la capacité de mettre en lumière : le désir de faire attention aux manières, aux phrasés du vivant, qui trouve dans le monde animal un champ d’expressivité infinie, une expressivité non dirigée vers notre œil, et pourtant infiniment différenciée, vive et sûre.

On pourrait en fait regarder chaque espèce animale comme une manière d’être, un élancement stylistique, et mettre ainsi en lumière quelque chose comme une stylistique du vivre, la conviction que l’être se découpe en styles. Si chaque espèce est un style, alors c’est, avec la leçon animale, toute l’attention aux « formes de la vie » qui se déploie et se rénove. Cette nécessité de faire attention aux formes de la vie est nommée par la pensée actuelle, de Foucault à Agamben. Mais la littérature (tout particulièrement la moderne) est peut-être le lieu principal où s’affûte une attention aux styles, aux styles de l’être, à la foule des manières d’être, aux façons infiniment différenciées d’habiter le monde et de lui donner sens ; je crois que cette capacité à percevoir et à restituer des styles (à les penser comme tels) est même son privilège : la force de la littérature réside dans la façon dont elle relance vers nous, dans sa propre tâche expressive, la différenciation des expressions du vivant, témoignant ainsi du souci qu’il faut avoir d’une stylistique de l’existence et, surtout, prenant en charge ce souci. Il y a là toute une morale, en acte, des formes qui font la vie.

Expressions animales, individuations stylistiques

Deux biologistes réémergent significativement dans la pensée contemporaine : Adolf Portmann et Jakob von Uexküll ; c’est d’ailleurs un tournant essentiel de la philosophie que cette nouvelle façon de se rapporter aux sciences de la vie1. Leurs questionnements sont différents ; celui de Portmann concernait les logiques de l’apparence, celui de Uexküll les modes d’habitation du monde. Mais beaucoup de penseurs actuels trouvent en eux des [End Page 97] ressources : pour certains, c’est l’occasion de repenser le seuil de l’humain ; pour d’autres le fondement d’une pensée du droit des animaux. Pour ma part, j’y trouve en fait les instruments d’une pensée élargie du style, les moyens de regarder l’animalité comme une puissance d’ouverture à cette stylistique de l’existence ; d’« ouverture », au sens fort, dévoilant et directionnel que ce mot prend en poésie (chez Rilke), comme l’ont rappelé puissamment Heidegger, Deguy, ou Agamben.

Portmann est ce zoologiste suisse qui s’est interrogé dans les années 1950 sur la « forme animale2 », et a mis en avant une logique d’« autoprésentation3 » des espèces et des individus. Pour Portmann, l’apparence d’un animal est l’exposition d’une forme intense. Cette autoprésentation ne correspond pas simplement à l’extériorisation d’un donné intérieur, intra-organique, qui passerait les frontières d’une peau, mais à quelque chose comme une « inscription » autonome qui a « valeur de forme4 ». Parmi toutes ses fonctions, et non contre elles, l’organisme a aussi à apparaître, dans un acte expressif : paraître est une fonction vitale. Dans l’observation des animaux s’expose ainsi l’intensité d’un vaste « plan expressif ». La pensée de Portmann a d’ailleurs intéressé et influencé Merleau-Ponty, qui a trouvé chez lui les moyens de préciser, et même d’infléchir son idée de « l’expression » ; dans ses cours sur la nature, Merleau-Ponty réfléchissait justement à l’individuation des apparences animales et choisissait, pour la définir, de s’intéresser à ce qui s’y « exprime » : « [l]a forme de l’animal n’est pas la manifestation d’une finalité, mais plutôt d’une valeur existentielle de manifestation, de présentation » (Merleau-Ponty 246).

Aujourd’hui, quelques-uns se tournent vers cette pensée pour y puiser des concepts esthétiques, par exemple pour réfléchir à nouveaux frais aux logiques et aux fonctions du paraître. L’historien de l’art Bertrand Prévost se propose de suivre Portmann pour regarder les animaux :

D’emblée nous sommes frappés par la profonde expressivité d’un monde parcouru de signes intenses : cris, couleurs, mouvements, formes, motifs [...]. Comment ne pas être saisi par l’élégance souveraine qui affecte très souvent les formes animales ? [...] Cette élégance ne s’arrête pas aux formes locales mais caractérise encore la configuration générale des animaux : pensons aux crêtes, aux crinières, aux queues, à toutes les formes d’appendice, aux ailerons… La sûreté, l’exactitude et la finesse de toutes ces formes font fatalement signe du côté non pas tant de nos arts plastiques [...] que du domaine immense de l’ornementation et de la parure.5

Jacques Dewitte, dans une réflexion organisée par la polarité de l’utile et du gratuit, souligne lui aussi grâce à Portmann la valeur ontologique de l’ornement et de la manifestation de soi6. Emanuele Coccia, qui a donné un [End Page 98] bel essai sur la vie sensible, songe lui aussi à Portmann pour reconnaître dans l’humain, en tant que vivant singulier, une capacité expressive fondamentale, une possibilité de « faire peau de toutes choses7 ».

Il faut insister ici sur les enjeux propres à des « images qui ne sont pas faites pour être vues8 ». Car ce n’est pas exactement « aux formes animales elles-mêmes que Portmann prêtait toute son attention [mais à] leur extraordinaire nature expressive, [à] ce qui, dans ces formes, les transfigure en de véritables apparences » (Prévost, « Apparences »). L’une des singularités de Portmann est en effet d’inviter à considérer cette intensité expressive en dehors d’une pensée de l’adresse ou de la quête de reconnaissance ; les formes auxquelles il s’est intéressé sont des « apparences inadressées », qui n’existent pas simplement dans notre œil, encore moins pour notre œil. Dans ces méditations sur la souveraineté du paraître, la pensée des apparences inadressées de Portmann peut s’élargir à toute une expressivité du vivre. C’est bien la chance d’une stylistique de l’existence.

Uexküll est encore bien plus présent aujourd’hui. Son projet était tout autre. Il ne s’intéressait pas à l’apparence, au « faire-peau » des animaux, mais à leur manière d’habiter un monde, une manière qui, pour chaque espèce, fait le monde. Cette manière est un profil perceptif et une modalité actionnelle, qui sélectionne dans l’espace des marques pertinentes, construisant un milieu de vie. Tout le propos de Uexküll consiste à faire de l’espèce animale un sujet, producteur de sens. On connaît la critique qu’Heidegger a adressée à Uexküll, se refusant à voir dans l’animalité une capacité à faire monde, c’est-à-dire à vivre un certain rapport aux choses, et à soi, sous la forme de la possibilité (ou de l’ennui). Mais plus récemment on s’est abondamment penché sur les réflexions de Uexküll, son livre majeur (Milieu animal et milieu humain, 1933) a été republié9 (dans une traduction qui joue l’anticipation de Deleuze contre le souvenir de Kant), et tout un besoin actuel de pensée trouve manifestement en lui des ressources—encore une fois, l’occasion de repenser les articulations externes de l’espèce humaine, ou d’établir les fondements d’une biosémiotique. Pour ma part, j’y trouve à nouveau les instruments d’une pensée du style. Car il n’y a pas seulement dans l’idée de « milieu » la reconnaissance d’une forme ou d’un contenant, mais bien d’un style ; un style, c’est-à-dire la manière caractéristique d’une forme, répétable et répétée, qui attire l’attention sur sa propre intensité ; chaque forme de vie crée une configuration de reliefs, de seuils et d’accents qui définissent une disposition durable, une « tonalité prospective » (Uexküll 142), une piste d’être ; comme un style, cette disposition laisse tout le reste dans l’obscur, et découpe avec sûreté la surface du sensible—Uexküll a de [End Page 99] belles phrases sur la « finesse » et la « certitude » (Uexküll 42–43) qui animent les comportements animaux, étendant sur les choses sensibles une subtile mosaïque de reliefs, de valeurs et de sens.

La beauté du propos de Uexküll, pour qui le lit sans compétences scientifiques, réside sans doute dans la mise en lumière du côtoiement de la multitude des mondes animaux, « tous également parfaits et liés entre eux comme sur une gigantesque partition de musique, quoique non communicants et réciproquement exclusifs, et au centre desquels se tiennent de petits êtres à la fois familiers et lointains10 ». Dans sa perspective, la forêt, par exemple, n’existe pas ; ce qui existe, c’est la forêt pour le chasseur, la forêt pour le promeneur, pour le daim, pour la fourmi…, c’est-à-dire la forêt façonnée par tel ou tel mode d’habitation. Mais pour un regard stylistique, pour une pensée qui a l’appétit de la variance stylistique de l’être, la forêt devient aussi l’espace qui conjoint ces mondes, qui met en présence cette foule de styles qui sont comme des variations attirantes (ou repoussantes) sur le nôtre : pistes d’être, directions d’individuation dont l’expression ouvre encore une fois au dynamisme stylistique du vivre. Uexküll décrivait comme des « promenades en des mondes inconnaissables » (Uexküll 25) ses analyses du milieu de la tique ou du chien. Dans nos propres opérations de pensée, c’est-à-dire de comparaison, le côtoiement de ces mondes qui devraient s’entre-ignorer devient une ouverture (et même l’ennui est ouverture). La pensée y fait siennes les forces de dépaysement et les puissances de différenciation du vivant, car l’arrachement à soi y est immédiatement relation : c’est l’ouverture pensive d’une manière d’être à d’autres manières d’être, la chance d’être mis au contact d’autres styles, et par conséquent d’éprouver aussi le sien comme une orientation dans la vie, une orientation de la vie11. De ce point de vue, le dépaysement ontologique offert par le côtoiement des vies animales a un peu la même force que la gratuité perceptive des œuvres de l’art : il rompt l’articulation de la perception à l’immédiateté d’une action ou d’une réaction, pour attirer l’attention sur l’acte perceptif lui-même, c’est-à-dire sur le miroitement d’un style. Voir un autre être, c’est voir un autre style (percevoir une forme comme une possibilité de la vie : « laisser-être », comme le disait Heidegger) ; et par conséquent éprouver sa propre forme aussi comme une possibilité du vivant, comme une autre manière.

Dans ces deux cas, celui de Portmann et celui de Uexküll, j’aimerais donc considérer une même puissance : l’attention à la diversité interne d’un monde parcouru de différences expressives, perceptuelles, actionnelles… et en tout cela, stylistiques ; dans tous ces cas, une forme-de-vie, un style d’être se dégage. Il faut y voir le déploiement de la force de différenciation stylistique [End Page 100] qui est aussi au fondement de notre propre pratique de la vie, de notre chance de nous emparer de la vie comme d’un espace de stylisation, c’est-à-dire de possibilités. Ce n’est pas un hasard si la pensée actuelle trouve chez Portmann ou Uexküll un véritable « sentiment » du contemporain.

La littérature devant les « formes de vie »

Cet intérêt pour les formes est en effet un véritable parti-pris sur la vie, qui est d’ailleurs au centre de la philosophie contemporaine, et en constitue un véritable mot-clé ; on la retrouve chez Foucault, Barthes, Rancière, Agamben. Ces notions renvoient essentiellement à un intérêt pour la vie « qualifiée », qui ne prend sens que dans son opposition à une vie non qualifiée, à une vie « nue12 ». La vie nue, c’est le seul fait, si l’on peut le dire aussi brutalement, d’être « non mort ». La vie qualifiée en revanche, c’est la vie « telle ou telle » : celle-ci et pas une autre, cette vie qui est descriptible, racontable, qui a forme et valeur, qui tient à un « comment », où le « comment » importe au plus haut point, où le « comment » est même définitoire des enjeux du vivre. Il s’agit d’une vie dont le sens est tout entier contenu dans son mode, dans sa mode : dans son style.

Je crois que la littérature peut reprendre en ces matières une certaine initiative. Car la littérature décèle, expose, et par là relance ce maniérisme du vivre. Bien des entreprises littéraires modernes peuvent être regardées dans cette perspective, au premier chef celles de Michaux et de Ponge, tous deux profondément soucieux de la variété des manières d’être qui animent le vivant. Chacun d’eux prend en charge cette variété stylistique, mais dans des registres différents, qui décident à chaque fois d’une pensée complète du réel. Ponge se penche sur les genres de l’être et la forme-maîtresse de chaque être, de chaque espèce, voire de chaque chose—Blanchot l’avait perçu : « Francis Ponge attribue aux objets non pas des sentiments ou des intentions tirées de leur vague analogie avec les hommes, mais une manière d’être qui est leur règle et en accord avec laquelle est menée toute description exacte13 ». Michaux, lui, est plus attentif à la guerre stylistique qui marque le côtoiement des phrasés de l’existant, dans tous les règnes : duels des espèces animales, duels des peuples, fragilités réciproques des êtres et des mouvements d’individuation. Mais chez l’un et l’autre, l’écriture est l’instrument de la découverte et de la relance de ces manières de l’être. La littérature incarne ici, en tant que telle, un goût puissant et actif pour les « formes de la vie ». C’est un style de styles, une forme-de-vie qui consiste à voir et penser d’autres formes de vie.

L’essai que Jean-Christophe Bailly a consacré à l’animalité a en commun avec la poésie de Ponge ou de Michaux de ne pas poser la question de [End Page 101] l’animalité à travers une structure de face-à-face (dont la scène inaugurale du livre célèbre de Derrida, L’Animal que donc je suis, était en quelque sorte allégorique). Le Versant animal14 s’ouvre en effet sur une scène dynamique de poursuite : la poursuite d’un chevreuil que les hasards de sa fuite ont permis à l’écrivain, en voiture, de tenir un instant sous son regard dans la lumière des phares ; il a semblé à Bailly, l’espace d’un instant, qu’il touchait là « une autre tenue, un autre élan et tout simplement une autre modalité de l’être » (Bailly 12). Il ne s’agissait pas de regarder la bête en étant, réciproquement, regardé par elle et conduit par exemple à sentir en soi sa propre animalité ; non, il s’agissait de mimer son frayage propre (comme faisaient les chasseurs ou les dessinateurs de Lascaux), de « suivre » un animal dans sa puissance expressive et sémantique, c’est-à-dire dans ce que je regarde comme sa piste stylistique. Ce qui s’y manifeste, c’est la force d’attraction de tout style d’être, et le fait que seule une attention à la pluralité de ces expressions du vivant peut nous aider à éprouver la singularité et la place de notre propre manière d’être, à nous comprendre nous-mêmes comme « styles ». Et l’écriture relance ce caractère dynamique et directionnel d’un style ; car les formes du dire, les phrases, ne sont pas inertes, ce ne sont pas des tableaux placés sous les yeux des lecteurs (d’ailleurs les tableaux non plus ne sont pas cela), mais des possibilités d’existence orientées. Lire, c’est suivre une piste, suivre un style ; on mesure la force du thème animal dans cette expérience dynamique.

On se rappelle peut-être le petit livre que Balzac avait consacré au mouvement, intitulé Théorie de la démarche et qui, tout en s’appuyant bien des fois sur la rencontre animale, ne constitue lui non plus jamais cette rencontre en une structure de face-à-face. Comme le Traité de la vie élégante dont il prend la suite, ce livre plonge dans des « classes d’êtres », des « genres de vie » et des « formules d’existence » (ces expressions sont de Balzac lui-même15) pour y voir autant de façons de « diriger » l’énergie du vivre, de lui donner forme et figure. Balzac s’inspire à plusieurs reprises du traité sur le mouvement animal de Borelli ; il s’amuse à figurer animalement les sujets qu’il observe de sa fenêtre ; mais la foule des expressions animales ne lui sert pas seulement de réserve métaphorique, elle constitue aussi une leçon. Un passage final de cette physiologie du mouvement se tourne en effet vers les apparences animales comme vers une ressource, et une pensée. Au terme de sa réflexion sur les façons de marcher, Balzac s’interroge sur ce que serait une démarche élégante et c’est, comme Portmann, la sûreté et la précision des démarches animales qui l’aident à penser la puissance de l’expression ; « comme Portmann », parce que l’élégance d’un animal qui marche est associée pour lui au fait d’être occupé à sa propre force. De sa fenêtre, Balzac laisse [End Page 102] son attention se détourner de la foule mondaine, happée par la vivacité d’une autre tenue dans l’être :

Je fus stupéfait en admirant le feu des mouvements de cette chèvre, la finesse alerte du chat, la délicatesse des contours que le chien imprimait à sa tête et à son corps. Il n’y a pas d’animal qui n’intéresse plus qu’un homme quand on l’examine un peu philosophiquement. Chez lui, rien n’est faux ! Alors je fis un retour sur moi-même. [...] Les animaux sont gracieux dans leurs mouvements, en ne dépensant jamais que la somme de force nécessaire pour atteindre à leur but. Ils ne sont jamais faux ni gauches, en exprimant avec naïveté leur idée.

(Balzac 148–49, je souligne)

C’est avec un véritable goût de la différenciation que les écrivains regardent les animaux ; un goût, c’est-à-dire à la fois une préférence et une capacité de capture, qui est déjà toute une démarche stylistique. Ils parviennent non seulement à observer et reconnaître leur singularité, mais aussi à la pratiquer, c’est-à-dire à la faire agir en eux comme une capacité stylistique, qui exige une réplique et une force. Chaque espèce animale apparaît comme la déclinaison d’un programme formel d’élancements, une disposition particulière de vie et même de pensée (une façon d’entrer dans le régime du sens), bref, une dynamique de stylisation, où l’émergence d’une figure est toujours déjà une idée de la vie. Tout style est en effet une idée, non un savoir mais une proposition d’être, une direction d’individuation. Un style propose une nouvelle façon de « se rapporter à », une nouvelle manière d’entrer en relation avec soi-même et avec les choses. C’est le déploiement d’un comportement, une « espèce d’existence » (Bailly 51) dont un roman (l’Anton Reiser de Karl Philipp Moritz, mais ce pourrait aussi bien être Balzac) a soufflé la formule à Bailly. Et tout rapport au monde est lui-même un monde, un autre monde à la fois distant et voisin du nôtre ; Bailly le dit lui aussi avec les mots de Uexküll ; il proteste avec eux contre Heidegger qui disait les bêtes « pauvres en monde » ; car le règne animal est comme « la somme non fermée de ces champs de singularité, ou comme une grammaire, autrement dit une possibilité non finie de phrasés. Chaque phrase animale est un dégagement, une saisie » (Bailly 97). Son livre se tourne vers la multiplicité de ces phrases animales. Une page consacrée à la girafe expose ainsi l’étonnement de l’écrivain devant l’étendue des solutions trouvées par le vivant : cette série de clapets et d’écluses dans un système circulatoire exorbitant, pour envoyer le sang jusqu’à cette tête sans la faire exploser… Le livre dit et redit cette surprise, cette joie de prendre acte d’une série infinie de dynamiques stylistiques :

la surprise infinie qu’il y ait là un être et qu’il y ait cette forme, si petite ou si grande, cette forme qui est aussi une tension et une chaleur, un rythme et un saisissement : de la vie a été attrapée et condensée, a fini par se trouver une place dans un recoin de l’espace-temps.

(85) [End Page 103]

Tension, rythme, saisissement : voilà nommées les coordonnées d’un style ; à nous de poursuivre le mouvement au seuil duquel il nous conduit, de comprendre ce que ce serait d’entrer dans ce phrasé-là.

On voit ici, intensément déployées, c’est-à-dire à la fois saisies et relancées par la perception littéraire (par le « faire attention » qui définit peutêtre la littérature), les deux énergies stylistiques que le retour à Portmann et à Uexküll m’avait déjà permis de formuler : la variété des expressions animales, et la variété des modes d’habitation du monde ; dans la piste expressive lancée par chaque apparence, Jean-Christophe Bailly perçoit une idée toujours différenciée. C’est justement cette solidarité que ses descriptions m’ont permis d’identifier : dans la patiente méditation qu’il en fait, chaque apparence (chaque manière de se présenter) est aussi l’ouverture d’une idée, d’une façon d’habiter sémantiquement le monde, de lui donner sens. L’animalité est un cas intense d’articulation entre la forme et le sens, entre les formes de la vie et l’interprétation du vivre.

Voilà ce que noue la notion de style, la notion de style dont je suis convaincue que nous avons aujourd’hui besoin. Le style est la réponse active, quotidienne et non spectaculaire, à la hantise de manières de vivre indifférentes, à la vie nue : « Peut-être n’appelons-nous vie que ce qui ne peut se rapporter à soi que sous la forme d’une coutume, d’une mode » (Coccia 120). La leçon de l’animal tient à ce que lui-même n’est jamais nu, mais toujours déjà vêtu de ses expressions, fort de sa propre forme. Car c’est aux formes de la vie, en tant que telles, que nous devons nous trouver attentifs et affrontés, au fait qu’il y va de la vie dans les formes, que l’être est manières d’être. La force de la littérature est sans doute qu’elle ne se contente pas de « savoir » ces manières : elle les prend en charge, elle les prend en responsabilité. Je crois que, lorsque l’on est animé par le souci d’une stylistique de l’existence, il y a dans la ressource littéraire, en tant que telle, une puissance insubstituable—un style d’être et de pensée : celui qui consiste à voir le style, à vouloir voir le style et à répondre à son idée.

Marielle Macé
Centre de recherches sur les arts et le langage (CNRS/EHESS)

Notes

1. Sur ce point, voir la présentation par Thierry Hoquet du récent numéro spécial de Critique consacré aux dynamiques de formation des formes corporelles : « Bodybuilding: l’évolution des corps », Critique, 764–65 (2011).

2. Adolf Portmann, La Forme animale, Georges Rémy, trad. (Paris: Payot, 1961). [End Page 104]

3. Adolf Portmann, « L’Autoprésentation, motif de l’élaboration des formes vivantes », Jacques Dewitte, trad., Études phénoménologiques 12:23–24 (1996): 131–64.

4. Maurice Merleau-Ponty, La Nature. Notes. Cours du Collège de France, Dominique Séglard, éd. (Paris: Seuil, 1995), 246.

5. Bertrand Prévost, « L’Élégance animale : esthétique et zoologie selon Adolf Portmann », Images re-vues, 6 (2009) : n.p., http://www.imagesrevues.org/Article_Archive.php?id_article=40 (consulté le 6 mars 2011).

6. Jacques Dewitte, La Manifestation de soi (Paris: La Découverte, 2010).

7. Emanuele Coccia, La Vie sensible, Martin Rueff, trad. (Paris: Payot et Rivages, 2011), 133.

8. Bertrand Prévost, « Les Apparences inadressées : usages de Portmann (doutes sur le spectateur) », in L’Adresse ; XIVe colloque du Cicada, Bertrand Prévost et Bertrand Rougé, éds. (Pau: Presses Universitaire de Pau, 2011, à paraître, aimablement communiqué par l’auteur).

9. Jakob von Uexküll, Milieu animal et milieu humain, Charles-Martin Freville, trad. (Paris: Payot et Rivages, 2010).

10. Giorgio Agamben, L’Ouvert, de l’homme et de l’animal, Joël Gayraud, trad. (Paris: Payot et Rivages, 2002).

11. Je me permets de renvoyer, sur ces questions, à Marielle Macé, Façons de lire, manières d’être (Paris: Gallimard, 2011).

12. Giorgio Agamben, Moyens sans fins : notes sur la politique, Danièle Valin et al., trad. (Paris: Payot et Rivages, 1995), 14.

13. Maurice Blanchot, Henri Michaux ou le refus de l’enfermement (Tours: Farrago, 1999), 44.

14. Jean-Christophe Bailly, Le Versant animal (Paris: Bayard, 2007).

15. Honoré de Balzac, Traité de la vie élégante, suivi de Théorie de la démarche (Paris: Arléa, 1998), 11. [End Page 105]

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