
Temps de chien : Camus face à l’inhumain
« Les chefs-d’œuvre sont bêtes, ils ont la mine tranquille comme les grands animaux. »
Albert Camus (citant Flaubert), Carnets 1935–1948
RETOUR À ORAN. D’un retour nécessaire, inévitable, malgré les réticences compréhensibles. Avec ses rues « fauves et oppressantes », Oran, d’après Albert Camus, est un épouvantable labyrinthe où les habitants n’errent plus, eux qui ont accepté d’être dévorés par le Minotaure—le Minotaure, entendez, qu’est l’ennui1. Telle est la cité de L’Été. Or, plus tard, dans l’Oran de La Peste, les choses changent. La métaphore du Minotaure a disparu, victime peut-être des nouveaux fauves qui, plus réels, révèlent de la ville une autre part animale, plus terrifiante. Labyrinthe sans Minotaure, Oran est aux rats. Le Minotaure évanoui, l’énigme ostensible convoquée par les innombrables rongeurs suggère à nouveau que le monde n’a pas de sens. Retourner à Oran, c’est donc encore faire face à l’absurde. C’est aussi, pour le dire autrement, faire face à l’inhumain. Cette confrontation, toutefois, ne se limite pas au Minotaure, ni même aux rats. Dans le tragique face à face avec l’absurde, le Minotaure, renvoyé d’un texte à l’autre en coulisses, est moins qu’un figurant2. Quant aux rats qui par milliers surgissent des ténèbres, c’est pour laisser à leur tour le beau rôle à des êtres d’une autre espèce, plus familière, plus proche de l’homme. Face aux rats, ou plutôt « avec » les rats, surviennent, çà et là, des chats et des chiens. Discrètement, certes, mais d’une discrétion révélatrice. Car chez Camus les chats et les chiens ne se contentent jamais de passer.
On dirait même que, plus que les rats (et contrairement à ce que semble nous dire La Peste jusque dans son titre), chats et chiens émanent de ce que Camus appelle sa part obscure, « ce qu’il y a d’aveugle et d’instinctif » en lui, cette dimension qu’il regrette avoir vu négligée dans son œuvre3. Interlopes vagabonds, les chats et les chiens, malgré (et sans doute à cause de) leur discrétion, font de l’ombre aux rats sans pour autant leur être absolument étrangers. À bien des égards, chiens et chats sont l’ombre même des rats, leur négatif. La Peste le dit, les rongeurs qui apparaissent d’abord comme des victimes sont en somme bien proches des hommes4. Or, aux bêtes nuisibles qui viennent mourir près des hommes répondent les hommes qui aliènent leurs animaux de compagnie. Dans l’étrange bestiaire de Camus, il s’agirait donc de faire la part des choses. Du moins, jusqu’à un certain point. Car en ce qui [End Page 86] concerne les animaux qui nous intéressent ici, tout porte à croire qu’il n’y a chez Camus pas de chat sans chien et vice versa. L’étude de ces deux animaux (parfois rivaux) de compagnie, de ces bêtes dont le devenir chez Camus procède toujours de l’évasion—s’échappant de la domesticité—pour s’achever dans un retour à l’errance, cette lecture trop riche pour être contenue dans ces pages devra se faire en deux temps. Ici, le temps est au chien.
Mais tout d’abord, il faut revenir sur la part des choses qui chez Camus force à réviser la division « ordinaire » du monde conçu à travers la dichotomie entre l’Humain et l’Animal. Dans cette perspective, on rappellera que, selon Camus, « comprendre le monde pour un homme, c’est le réduire à l’humain, le marquer de son sceau. L’univers du chat n’est pas celui du fourmilier. Le truisme “Toute pensée est anthropomorphique” n’a pas d’autre sens. » (Camus, Sisyphe 1:231) Insolite constat, certes, malgré le « truisme » qu’il évoque, à l’instar de l’écriture elle-même souvent étrange par laquelle Camus s’en prend à l’absurde du monde dans Le Mythe de Sisyphe, le monde, entendons, en ce qu’il peut révéler sa dimension intrinsèquement inhumaine. Le monde absurde, ce serait un monde aux éléments « plus lointains qu’un paradis perdu », un monde à « l’hostilité primitive »—un monde d’avant l’homme (228). Or, le paradoxe tiendrait à ce que le monde absurde, monde inhumain, soit un monde-sans-l’homme impensable sans l’homme. Et pour en arriver à penser ce monde absurde, qui n’est absurde que pour l’homme qui en prend conscience, Camus en passe par deux étapes au moins. C’est d’un côté le monde-sans-l’homme comme monde-paysage, végétal et minéral ; et c’est aussi la pensée du monde-sans-l’homme, monde de l’animal : « Si j’étais arbre parmi les arbres, chat parmi les animaux, cette vie aurait un sens ou plutôt ce problème n’en aurait point car je ferais partie de ce monde » (254). Comme si, donc, l’absurde n’existait pas pour les bêtes. Ce qui ne veut pas dire que les animaux ne peuvent pas signifier, rendre perceptible, voire « vivre » l’absurde.
Ainsi, des rats d’Oran qui dans La Peste semblent invoquer la sympathie en venant mourir si près des hommes. Et gare à ceux qui choisiront de l’ignorer. Le concierge de l’immeuble où apparaît le premier cadavre aux pieds du docteur Rieux, ce concierge qui refuse de croire à l’existence des rats en sa demeure, fera les frais de son aveuglement en devenant le premier humain à succomber au fléau. Mais ce sont d’autres victimes que je voudrais évoquer. Pas des victimes du mal de la peste, mais de la peste qu’est le vieillard qui fascine Jean Tarrou, l’autre chroniqueur, conteur du quotidien. Je pense au récit de ce vieil homme qui tous les jours apparaissait sur son balcon pour attirer les chats avec des petits morceaux de papier. « Le petit vieux crachait [End Page 87] alors sur les chats avec force et précision. Si l’un des crachats atteignait son but, il riait » (Camus, La Peste 2:51)5. Mais ce rire, qui rappelle le cynisme du concierge préférant croire à « une farce » plutôt qu’à la souffrance des rats, le rire baudelairien du vieillard sadique finit par s’étrangler quand les chats disparaissent soudainement (52).
Et si le rire est le propre de l’homme, l’abjection envers l’animal ne lui est pas plus étrangère. Humilier l’animal familier, voilà pour le vieux la manière d’être. Ou plutôt, une sorte d’anti-éthique infiniment plus perverse que celle qui consiste, pour le concierge par exemple, à nier l’existence même des rats. Le vieux n’existe que parce qu’il peut leurrer et avilir les chats, les tromper et les abattre symboliquement. Ce vieillard aux airs martiaux peut ainsi rappeler la brutale oppression militaire de la France en Algérie. Ou la brutalité du plus puissant en général. Il n’en reste pas moins qu’il finit par vivre lui aussi dans la tragédie quand, un matin,
des coups de feu avaient claqué et, comme l’écrivait Tarrou, quelques crachats de plomb avaient tué la plupart des chats et terrorisé les autres, qui avaient quitté la rue. De nouveau, mais plus que jamais livré à la tristesse et au désarroi, le vieux finit par lui-même disparaître, cloîtré derrière les volets au fond de son appartement. « En temps de peste, interdiction de cracher sur les chats », telle était la conclusion des carnets.
(112)
Épouvantable l’existence de l’homme qui dépend de celle de ses victimes. Déplacée, l’anti-éthique hégélienne du maître et de l’esclave est ici subvertie dans le sens où, contrairement au colonisé qui pour Albert Memmi pouvait, face au colonisateur, entrer dans cette dynamique6, le chat des rues n’a rien (a priori) d’un esclave. Il en va autrement du chien d’intérieur.
Ce vieux tortionnaire de chats ne nous rappelle-t-il pas en effet un autre vieux, bourreau, lui, de son chien ? C’est au début du troisième chapitre de L’Étranger que Meursault nous présente le vieux Salamano et son chien sans nom qui, vivant ensemble depuis huit ans, ont fini par se ressembler. Le vieillard a contracté la même maladie de peau que son animal et ce dernier a pris de son patron « une sorte d’allure voûtée, le museau en avant et le cou tendu. Ils ont l’air de la même race et pourtant ils se détestent. » (Camus, L’Étranger 1:156) Depuis toujours, deux fois par jour, ils empruntent le même itinéraire, se tirant l’un l’autre à tour de rôle, finissant par rester sur le trottoir à se regarder, « le chien avec terreur, l’homme avec haine. » (156) Il s’en faudrait de peu pour qu’on voie dans le calvaire de ce chien domestique algérois, plus radicalement encore que dans l’humiliation des chats des rues d’Oran, une allégorie de la colonisation. Mais ce n’est pas dans ce sens que Camus semble nous guider. Le martyre du chien de Salamano, c’est d’abord une histoire de [End Page 88] mots. « Salaud ! Charogne ! » (156)—les seules paroles qu’on n’entende jamais Salamano adresser à son chien, de manière si répétitive qu’on finit par se demander si ce n’est pas là son nom. Et dans la relation spéculaire qui définit le maître et son chien, il n’y aurait après tout rien d’étonnant. Entre Salocharogne et Salamano, la paronymie évoquant la parenté, la ressemblance s’énonce jusque dans les noms, au bout de la langue.
C’est toutefois à un autre rapprochement encore que Camus nous invite à songer. Un rapprochement qui en passe d’abord par l’analogie avec la scène violente où Raymond, l’autre voisin de Meursault, bat une femme dans son appartement avant d’être à son tour giflé par un agent de police. Aussi anonyme que le chien de Salamano, elle peut néanmoins partir. Or, comme on l’apprend peu après, son départ annonçait aussi celui du chien martyr de Salamano. Ce dernier s’étant arrêté aux baraques foraines du Champ des Manœuvres pour regarder « Le Roi de l’Évasion » (163), le chien en avait, judicieusement, profité pour s’enfuir. Drôle d’histoire. Aussi insolite que la manière qu’à Salamano de la raconter quand, après avoir marmonné « Salaud, charogne » et sur l’insistance non moins inhabituelle de Meursault, il s’est mis tout d’un coup à parler avec volubilité. Comme si l’intérêt de Meursault et la disparition du chien avaient fini par lui délier la langue. Comme si une fois la bête éclipsée la langue devait se libérer.
Mais ce n’est pas tout. Il y a encore la réaction inattendue de Meursault, d’ordinaire peu avenant, qui invite le vieux en pleine détresse à entrer chez lui, puis, chose plus étrange encore, se met à son écoute, à écouter sa vie de l’autre côté de la cloison, jusqu’à ce « petit bruit bizarre » (164) qui lui fait comprendre que le vieillard pleure. « Je ne sais pas pourquoi j’ai pensé à maman. » (164) Comme si le voisin qui pleure la fugue de son chien lui rappelait les larmes que lui n’a pas versées à la disparition de sa mère. Et l’analogie entre le chien de Salamano et la mère de Meursault ne s’en tient pas là. Le vieux voisin, qu’on ne peut plus faire taire, en vient même à raconter toute sa vie, son mariage sinon heureux du moins rendu vivable par l’habitude, puis, à la mort de sa femme, la très grande solitude. C’est alors qu’il avait adopté son chien, alors si jeune qu’il avait fallu le nourrir au biberon. L’ultime rapprochement survient cependant dans la scène quand le vieux dit à Meursault que sa mère aimait beaucoup son chien. Ce chien absent n’est donc pas qu’un chien. Ce chien, c’est aussi la femme, l’épouse, l’enfant, la mère—l’être maltraité qui a fini par disparaître, l’être qu’on a manqué de savoir aimer ; l’être, proprement, délaissé.
Dans sa fugue, ce vieux chien donne le temps. Atemporel, le chien, universel exilé, annonce un temps nouveau, bouleversé. Ainsi, tout le drame de [End Page 89] l’histoire de Salamano vient de ce que son chien l’a rattrapé dans le temps et peut-être même devancé. Certes, le vieux l’avait élevé au biberon. « Mais comme un chien vit moins qu’un homme, ils avaient fini par être vieux ensemble. » (167) Et selon Salamano, pour son chien, plus que son mal de peau, « sa vraie maladie, c’était la vieillesse, et la vieillesse ne se guérit pas » (167). À moins, peut-être, de l’ignorer. En s’évadant, en rompant la laisse qui le retient au vieux, le chien échappe au temps. Pour le chiot devenu plus vieux que son maître, la dislocation temporelle (qui dans la fuite est aussi déplacement spatial) n’est peut-être pas étrangère à celle ressentie par Jacques Cormery découvrant qu’il est plus âgé que son père7. Ce temps qui est aussi celui de l’errance est celui du passé à venir, le temps du retour qui reste à faire, un temps proprement inouï. C’est peut-être ce qu’il faut comprendre dans les paroles de Salamano qui marquent dans le livre le seuil du début de la fin : « J’espère que les chiens n’aboieront pas cette nuit. Je crois toujours que c’est le mien8 ». Quand la nuit tous les chats sont gris, les chiens, eux, aboient tous d’une seule voix. Et cette voix plurielle et unique qui fait résonner le vide, fugue polyphonique, cette voix nocturne des chiens anonymes valant la voix inaudible du chien fugitif, variation de la dialectique camusienne primordiale « solitaire ou solidaire9 », cette voix faite des aboiements redoutés mais inéluctables révèle l’aube d’un autre temps.
Un temps interminable, à l’instar du temps que convoque Meursault en oubliant l’âge exact de sa mère. À l’instar, encore, de ce temps infini que Meursault passe en prison, surtout dans l’attente de son exécution, dans l’inhumaine attente de l’instant où l’on viendrait le chercher, à l’aube, l’instant annoncé par le bruit de pas qui ne viennent pas et qui, temps sonore suspendu, transforme le condamné léthargique en insomniaque. Ce temps abyssal, ouvert et silencieux, c’est aussi l’espace du souvenir de la seule leçon maternelle retenue par Meursault : « on n’est jamais tout à fait malheureux » (Camus, L’Étranger 1:207). Si à ce moment-là Meursault approuve la loi devenue pour lui vérité, c’est qu’elle a fait de lui un autre homme :
Parce qu’aussi bien, j’aurais pu entendre des pas et mon cœur aurait pu éclater. Même si le moindre glissement me jetait à la porte, même si, l’oreille collée au bois, j’attendais éperdument jusqu’à ce que j’entende ma propre respiration, effrayé de la trouver rauque et si pareille au râle d’un chien, au bout du compte mon cœur n’éclatait pas et j’avais encore gagné vingt-quatre heures.
(207)
Ce temps du condamné à mort est un temps de chien. Un temps aliénant, qui rend (ou montre) l’homme étranger à lui-même, exilé de son humanité, un temps à la limite de l’inhumain, à la mesure du son qui l’annonce. À la limite [End Page 90] seulement. Car le son qui annoncera la mort est aussi celui du pas des hommes. Et ce temps exodique, « étrangeant », à la limite inhumain, peut encore s’entendre dans la voix qui, selon Camus alors en exil en France, après la publication de L’Étranger, parle de la terre natale : « Dans les nuits de l’Algérie, les cris des chiens répercutent des espaces dix fois plus grands que ceux d’Europe. Ils s’y parent ainsi d’une nostalgie inconnue dans ces pays étroits. Ils sont un langage qu’aujourd’hui je suis seul à entendre dans mon souvenir » (Camus, Carnets 2:969). Plus qu’une affinité, plus qu’une sympathie, Albert Camus partage avec les chiens une langue. S’il y a une langue qu’on donne au chat, et à laquelle il faudra revenir ailleurs, la langue canine que Camus dit être seul à entendre, seul à pouvoir ouïr et comprendre, est de l’écrivain la langue idiosyncratique, primitive, première. Comme une langue maternelle.
Ce n’est pas médire que de suggérer qu’il y a quelque chose de cette langue quasi canine dans le langage qu’a pu cultiver le fils de Catherine Camus. Qu’on se souvienne que c’est à elle qu’il dédie son dernier livre—« À toi qui ne pourras jamais lire ce livre »—d’une adresse impossible. Et pour comprendre l’impossible de cette adresse, il faut rappeler le portrait bouleversant que l’auteur de L’Envers et l’endroit divulgue dans la pénombre de l’appartement familial déserté où la mère apparaît entourée par la nuit « dans laquelle le mutisme est d’une irrémédiable désolation. » (Camus, L’Envers et l’endroit 1:49–50). L’enfant, en qui l’auteur se retrouve, a peur d’elle.
Elle était infirme et pensait difficilement. […] Il a mal à pleurer devant ce silence animal. […] Elle ne l’a jamais caressé puisqu’elle ne saurait pas. Il reste alors de longues minutes à la regarder. À se sentir étranger, il prend conscience de sa peine. Elle ne l’entend pas car elle est sourde. Toute à l’heure […], la vie renaîtra […]. Mais maintenant, ce silence marque un temps d’arrêt, un instant démesuré.
(49–50)
Où il est de nouveau question d’un temps animal, non-humain, d’un temps qui, devant cette « mère étrange », comme il l’appelle, le fils se trouve camus. Camus, comme on dit familièrement, au sens figuré, de quelqu’un qui se trouve tout à coup embarrassé, sans voix. Camus, l’enfant face à la mère presque sourde, presque muette. La difficulté à s’exprimer du pauvre écrivain Grand de La Peste n’est qu’un avatar des limites de la mère, des frontières qui la rendent étrangère à son fils « intelligent10 » (Camus, L’Envers et l’endroit 1:90). Et si pour l’écrivain qui de sa mère évoque le « silence animal » (90) il ne restait, pour se faire lire par elle, qu’à écrire comme une bête ?
La question n’est pas irrévérencieuse. Je soupçonne que l’œuvre recèle plus qu’on ne le croie signes et occurrences de cette écriture animale. Voyez par exemple à Oran, où nous retournons une dernière fois ici, ce chien errant, [End Page 91] l’ultime victime de La Peste. Ce chien, presque au ban du roman, dans ses toutes dernières pages, qui passe dans la rue de Grand, l’écrivain laborieux, à la fois raté et persévérant, et de son voisin Cottard, le suicidaire manqué (grâce à l’écrivain) qui, devenu fou, tire sur la foule de sa fenêtre. Qu’on ne s’y trompe pas : ce chien qui débouche dans la rue désertée a sous son air piteux quelque chose d’exceptionnel. Il incarne à la fois le temps et l’écriture. Ce chien de passage est un passeur. Il achève un cycle. Il est à la fois l’avenir et le passé. C’est le premier chien à revenir dans la ville dévastée par le fléau collectif11. Et c’est la première victime de la violence individuelle, du retour à la « normale », après la catastrophe12. Mais il incarne aussi un autre retour et un autre passage. Cet épagneul vagabond n’est-ce pas l’épagneul fugitif de Salamano ? D’Alger à Oran, de L’Étranger à La Peste, ce chien est la bête qui discrètement figure ce « progrès » que Camus avait conçu entre les deux romans13.
Reste à s’interroger sur la fin (la finalité et la sinistre conclusion) de son passage. Et pour cela, il faut le voir trotter dans le no man’s land qu’est devenue la rue pour enfin s’attarder sur un vieux chapeau. Ce chapeau nous rappelle celui que Grand, l’écrivain raté du roman, rêvait qu’un jour on mette bien bas devant lui en signe d’admiration (Camus, La Peste 2:103). À terre, ce chapeau abandonné serait alors le signe d’une lecture éperdue, un piètre indice que l’écriture a eu lieu—et de l’échec (au moins du péril) qui s’en est suivi. Car au chien venu le flairer au milieu de la rue, s’offrant ainsi comme cible unique au tireur isolé, ce chapeau coûte la vie. La littérature est à ce prix14. Or, si le chapeau abandonné rappelle l’échec de la création du livre (la difficulté, la futilité, ou l’impossibilité d’écrire), le chien qui trouve la mort en s’en approchant évoque aussi l’échec de sa réception. Le chien, victime muette auprès du chapeau, signe discret du livre, c’est l’auteur en proie à tous ses doutes. Mais l’épagneul, comme le chien de Salamano, que la mère de Meursault aimait beaucoup, c’est aussi l’espaignol, le chien d’Espagne, de l’autre patrie de Camus, la patrie maternelle15. Qu’il figure l’auteur ou sa mère, on pourrait voir du cynisme dans la mort de ce chien. Mais il se pourrait au contraire qu’il s’agisse pour Camus de mettre fin au cynisme auquel il tentait d’échapper16. On ne pourrait non plus exclure qu’il y ait ici une trace d’humour, comme de l’autodérision. Il est tentant de voir en ce chien l’animal totémique de Camus, celui par qui vient l’écriture, l’alter ego de l’écrivain. Dans cette mesure, il rappellerait alors le chien-écrivain d’un autre auteur, cher à Camus : Marcel Proust17. Ici, c’est au Proust épistolier qu’il faut songer, et surtout dans la lettre qu’il écrit à Zadig, le chien de Reynaldo Hahn, pour lui confier que ce n’est que quand il a retrouvé toute sa sensibilité originelle, [End Page 92] départie de l’intelligence qui l’a, au cours du temps, affaiblie, qu’il peut vraiment écrire : « Il n’y a que quand je suis redevenu chien, […] que je me mets à écrire et il n’y a que les livres écrits ainsi que j’aime.18 » Gageons que c’est sur cette piste de la recherche d’une sensibilité à retrouver, une sensibilité animale, canine, que s’engage Camus, à nouveau, dans sa dernière œuvre, Le Premier Homme.
Pour le dire autrement, dans Le Premier Homme, Camus se remet à l’affût d’une écriture « heureuse », c’est-à-dire sensuelle. En chasse, à la poursuite du bonheur d’une écriture qui répondra au silence animal de la mère, en chasse à l’instar du chien Brillant, le bâtard setter de l’oncle Étienne, frère de la mère infirme mais quant à lui complètement sourd et ne possédant que cent mots de vocabulaire. Et pour l’enfant Jacques Cormery, double de Camus, l’oncle Étienne est l’émissaire du bonheur quand il les emmène tous les deux à la chasse, l’enfant et le chien qui se meuvent, sans bruit, en une même figure dédoublée, l’un à l’affut en avant, l’autre, timide et émerveillé, en arrière. Comme dans les tout premiers textes de Camus, c’est le bonheur qui est au cœur des dernières pages du Premier Homme dans le chapitre : « Obscur à soimême ». Où le narrateur évoque de son protagoniste « la part obscure de l’être », ce « mouvement aveugle en lui » (Camus, Le Premier Homme 4:911) qui l’avait formé, à l’instar de tout ce qui avait fait son enfance. Au même titre que « le désir, oui, de vivre, de vivre encore, de se mêler à ce que la terre offre de plus chaud, ce que sans le vouloir il attendait de sa mère, qu’il n’obtenait pas […] et qu’il retrouvait près du chien Brillant quand il s’allongeait contre lui au soleil » (913). Clair-obscur : où le chien Brillant répond et correspond à l’auteur qui regrettera jusqu’à la fin qu’on n’ait pas de lui compris la part obscure.
Il y a donc du bonheur dans ce rapprochement avec la bête. Un rapprochement qui inviterait à concevoir l’imaginaire de Camus autant en termes de différend, de contradiction, d’un Camus donc « comme chien et chat », que comme celui d’un Camus entre chien et chat. Certes, le temps du chat reste à venir. Ici, c’est du chien surtout qu’il était question. Du chien vers qui Camus se tourne souvent de tout son être, comme dans cette note prise sans doute lors de son sinistre périple en Europe centrale, contemporain de l’écriture de L’Envers et l’endroit où intervient le silence animal de la mère, note où il décrit son errance ininterrompue dans un temps de chien :
Il marcha sans arrêt dans les rues boueuses, sous une petite pluie fine. Il ne voyait pas plus loin que quelques pas devant lui. Mais il marchait tout seul dans cette petite ville si éloignée de tout. De tout et de lui-même. Non, ce n’était plus possible. Pleurer devant un chien et devant tout le monde. Il voulait être heureux. Il avait le droit d’être heureux. Il n’avait pas mérité ça.
(Camus, Carnets 2:838) [End Page 93]
Dans cet étrange passage, l’équivalence entre « un chien » et « tout le monde » face au sujet étranger, aliéné, solitaire, en souffrance, anticipe l’équivalence qui fera qu’un fou qui tue un chien solitaire dans une rue déserte n’est pas étranger au fléau ravageant toute une ville. Le malheur de l’être, la conscience de soi face au monde, se mesure autant face à un chien que face au reste du monde. Cette idée de la sympathie universelle, de soi, du chien au monde, on la retrouve dans la sympathie certaine de Camus envers les chiens, une affinité qui lui fait dire : « Il y a des moments où je ne suis bien qu’avec les animaux. Surtout les chiens19 ». Salamano en aurait-il dit autant ? De manière plus ou moins détournée, le chien aide Camus à évoquer l’une des questions qui l’auront le plus travaillé : la fidélité. Dans le cas de Salamano, la fuite du chien maltraité dirait qu’elle ne justifie pas tout. Et dans une autre note, peut-être pour un roman, elle intervient de façon plus curieuse encore. Il y a question d’un « homme qui reçoit une lettre du mari de la femme dont il est amant » (Camus, Carnets 2:908) et qui veut s’adresser directement à son rival lequel, admiratif de la générosité du mari (qui lui montre sa supériorité morale), n’en craint pas moins la colère. Sans transition, Camus ajoute une note où il est question d’un « chien dans la villa », accueilli par S. malgré sa mère, qui, après qu’il a volé deux anchois, le poursuit implacablement jusqu’à le faire s’enfuir, épouvanté : « Après : S.—Ce pauvre chien, il croyait déjà au paradis. / La mère—Moi aussi, j’ai cru à des paradis et je ne les ai jamais vus de ma vie. / S.—Oui, mais lui était déjà entré. » (908)
Ces deux histoires se répondent. Elles racontent une chute après une transgression, la peur et la douleur face à la désillusion. Mais elles disent aussi que le bonheur existe. Que le mari n’a pas battu l’amant et que la mère n’a pas attrapé le chien. Et que le bonheur qui a été goûté est un gain sur l’éternité.
Du bonheur, donc, qu’il convient de chasser, dans la joie et la douleur. À l’instar cette fois de Jacques Cormery qui, avec son ami Pierre, traversant la Casbah pour aller à l’école, jouaient les bourreaux de chats et les sauveurs de chiens. « À vrai dire, ces bourreaux étaient aussi inconséquents puisqu’ils poursuivaient de leur détestation le capteur de chiens, […] un Arabe habillé à l’européenne. » (Camus, Le Premier Homme 4:826) Mais dans sa véhémence, cette chasse au bonheur, qui semble s’en prendre à la tyrannie du compromis, récusant la concession face à l’oppression (l’Arabe habillé à l’européenne), cette chasse qui n’est pas une diversion ne saurait faire perdre de vue aux chasseurs leur but primordial : « Qu’ils aient capturé des chats ou délivré des chiens, les enfants se hâtaient […] vers l’école et le travail » (828). Et c’est encore de ce mouvement d’empressement, de désir et d’urgence, que Camus, devenu écrivain, poursuivait cette quête ultime de la découverte et de la création. [End Page 94] C’est ainsi qu’on peut imaginer son écriture, mouvante, entre capture et délivrance, entre chiens et chats, à la fois insoumise et fidèle à la langue pour dire la révolte et le bonheur.
Notes
1. Albert Camus, « Le Minotaure ou la halte d’Oran », L’Été [1939, rééd. 1954], Œuvres complètes, vol. 3, (Paris: Gallimard, 2008), 573. Toutes les citations de Camus sont extraites des Œuvres complètes, nouvelle édition en 4 volumes (Paris: Gallimard, 2006–2008). Les volumes 1 et 2 ont été publiés sous la direction de Jacqueline Lévi-Valensi en 2006, les volumes 3 et 4 sous la direction de Raymond Gay-Crosier en 2008.
2. De ce point de vue, on pourrait dire que l’ombre du monstre est dans La Peste d’une nature à la fois indirectement et doublement référentielle : d’une part, le Minotaure ne fait sentir sa présence qu’à travers le souvenir qu’aurait le lecteur de son évocation dans « Le Minotaure ou la halte d’Oran » ; et, d’autre part, cette évocation ne prend toute son importance que si ledit lecteur a en tête que, dans la version de Catulle, le destin du Minotaure est intimement lié à la peste. Car si tous les neuf ans Athènes devait lui envoyer en sacrifice l’élite de ses jeunes gens et de ses vierges, c’était, selon le poète de Vérone, pour expier la mort d’Androgée, fils de Minos, et ainsi lever la malédiction qui dévastait la cité depuis cette mort : la peste. Voir Catulle, Poésies, Chant 64 (« Épithalame de Pélée et de Thétis »), Alfred Ernout, trad. (Rennes: Les Belles Lettres, 1964).
3. Camus évoque ce regret dans une interview datée de décembre 1959, parue dans la revue américaine Venture 4 (printemps-été 1960), reproduite dans Camus, Œuvres complètes (4:661). Cette « part obscure » ne serait pas étrangère non seulement au rapport de Camus au temps et à la langue mais aussi à la part animale de son imaginaire. Voir à ce propos mon article « “Entrez, je suis pendu.” Camus, ininterrompu », French Forum 34:3 (2009): 39–55.
4. Allons plus loin : ce que « leurs petits cris d’agonie » font entendre « distinctement » c’est, comme un requiem, la sympathie qu’appelle en nous Camus pour ces bêtes dites immondes, venues pourtant mourir « près des humains » (Camus, La Peste 2:44).
5. Cette étonnante anecdote, Camus la rapporte dès « janvier 1941 » dans ses Carnets sous l’intitulé « Histoire de P. » (Camus, Carnets 2:918).
6. Voir Albert Memmi, Le Portrait du colonisé, précédé du Portrait du colonisateur (Paris: Gallimard, 1957).
7. Face à la tombe du père, Cormery (alter ego de Camus) découvre que celui-ci est mort plus jeune qu’il n’est à ce moment-là. Voir Le Premier Homme (4:754) et mon article déjà cité.
8. Car il s’agit de l’avant-dernier chapitre de la première partie, avant celui, donc, où Meursault aura « détruit l’équilibre du jour » (Camus, L’Étranger 1:176).
9. Selon la formule trouvée à la fin de la nouvelle « Jonas ou l’Artiste au travail », L’Exil et le Royaume (4:83).
10. « Il était intelligent, comme ils disaient. Et ce qui le séparait d’elle, c’était précisément son intelligence. » (Camus, Louis Raingeard. Reconstitution, appendice à L’Envers et l’endroit, 1:90).
11. En tout cas « le premier que Rieux voyait depuis longtemps » (Camus, La Peste 2:245).
12. Violence tout aussi aveugle que la maladie, le « fou » tirant au hasard sur la foule demeure sans visage, tapi dans l’ombre de son appartement, barricadé derrière sa fenêtre.
13. Voir Carnets (2:952 et 955) : Camus insiste sur le caractère devenu collectif de l’expérience dans La Peste. Voir aussi la lettre à Roland Barthes sur La Peste, où Camus parle « d’évolution » de L’Étranger à La Peste, une évolution qui « s’est faite dans le sens de la solidarité et de la participation » (2:285).
14. Et s’il en fallait encore une preuve, on rappellera que ce n’est qu’une fois le chien abattu (et son meurtrier arrêté) que Grand peut confier, en ôtant son chapeau avec un sourire malin et [End Page 95] dans un salut cérémonieux, qu’il se remet au travail après avoir enfin trouvé la version parfaite de sa phrase (Camus, La Peste 2:246).
15. « Par le sang, l’Espagne est ma seconde patrie » pouvait dire Albert Camus dont la mère était née Sintès de parents d’origine de Minorque.
16. « Ma tentation la plus constante, celle contre laquelle je n’ai jamais cessé de mener un exténuant combat : le cynisme » (Carnets 4:1085). Doit-on le rappeler, « cynisme » est emprunté au grec kunikos, « relatif au chien », en référence aux philosophes de l’École d’Antisthène et de Diogène qui prônaient une attitude contestataire face à la vie, où, en quête de liberté, l’homme pouvait agir comme un chien en se rebellant contre les lois de la société humaine.
17. La présence de Proust dans La Peste est implicitement prépondérante, que ce soit dans la référence à Adrien Proust, le père du romancier, dont Camus avait lu La Défense de l’Europe contre la peste et la conférence de Venise en 1897, ou dans la figure du vieil asthmatique, premier patient à qui Rieux rend visite après la peste (Camus, La Peste 2:247), ou qu’il s’agisse encore du nom même du meurtrier du chien, Cottard, homonyme de l’inepte mais fameux docteur de La Recherche.
18. Marcel Proust, « Lettre à Zadig [1911] », Correspondance, Philip Kolb, éd., vol. 10 (Paris: Plon, 1983), 373.
19. « Lettre à Yvonne Ducailar », 5 mars 1941, citée par Olivier Todd, Albert Camus : une vie (Paris: Gallimard, 1996), 368. À Jean Paulhan, il écrit aussi : « Cela m’a fait plaisir de savoir que vous aimiez les bêtes. C’est un bon terrain d’entente. » (442) [End Page 96]