Un éléphant, ça trompe : l’animal et l’Empire

« La cause des bêtes pour moi est plus haute, intimement liée à la cause des hommes »

—Émile Zola

DANS UN ARTICLE DU FIGARO du 24 mars 1896, Zola écrit un texte très personnel et sensible sur l’amour des bêtes1 dans lequel il se pose la question de savoir d’où lui (nous) vient cette profonde affection pour l’animal en général, et pour les chiens errants en particulier. Il y raconte entre autre avec douceur et compassion la relation unique et forte qui le lia à son propre « petit chien fou » et son immense chagrin au moment de sa mort. Il suggère la possibilité pour l’homme de ne plus faire souffrir les bêtes et les autres hommes, en particulier les pauvres, les démunis, les errants (aujourd’hui nous dirions, les sans abris ou même les gens du voyage), et d’y trouver son compte d’humanité dans une communauté universelle où le respect et l’aide aux bêtes errantes seraient à l’image d’une humanité qui se défend de la souffrance et des « coups de canes » subis et reçus par ceux qui « errent ». Hommes et bêtes sont ici réunis dans la perte et le malheur, mais se retrouvent cependant dans l’amour universel. Même si l’article de Zola apparaît a priori idéaliste et simpliste, il n’en reste pas moins touchant et tendre pour celui qui se reconnaît aussi dans l’amour des bêtes sans toujours se l’expliquer avec une rationalité bien définie. Six mois plus tard, lors d’une remise de médaille organisée par la Société Protectrice des Animaux (créée en 1845) pour reconnaître les mérites de tous ceux et celles qui avaient fait preuve de compassion et même d’héroïsme envers les bêtes, Zola donna, sous forme de suite à son texte du Figaro, une réponse à la vive réaction que connut son article de la part des lecteurs qui s’étonnaient de l’aveu incongru et inattendu du grand homme sur son amour pour les bêtes. C’est dans cette réponse que Zola reprend le sujet de l’amour universel et prononce la célèbre formule : « La cause des bêtes pour moi est plus haute, intimement liée à la cause des hommes, à ce point que toute amélioration dans nos rapports avec l’animalité doit marquer à coup sûr un progrès dans le bonheur humain2 ». Il s’adressera ensuite directement et intimement à ces chères bêtes pour les remercier une à une de la part qu’elles tiennent dans ce bonheur humain : aux poules et lapins, aux chevaux et vaches, ainsi qu’aux oiseaux et insectes, il préfère en effet s’adresser en style direct, par souci d’égalité dans le discours [End Page 18] qui les réunit. On sent bien alors que pour Zola, agacé par la méfiance de ses lecteurs, c’est l’animal qui l’emporte sur l’humain, sur sa médisance, comme sur sa constante moquerie envers les bêtes. Zola descend de son idéalisme universaliste pour exprimer un sentiment de doute sur la capacité de l’homme à aimer sans appel. Il reconnaît et dénonce la profonde injustice que l’homme applique à toutes autres espèces que la sienne. Le futur grand acteur de l’Affaire, le défenseur d’Alfred Dreyfus, comprend mieux que personne le mépris et l’injustice des hommes face à celui, homme ou bête, qui n’est pas comme eux, et il conclut en se rangeant du côté de la cause des bêtes dans une déclaration de pure filiation aux résonnances baudelairiennes : « bêtes, mes sœurs » (Zola 235). Prendre le parti de l’animal est une tentation justifiée pour celui qui aime les bêtes, tant ces dernières sont mises à la dure épreuve de l’injustice et de la souffrance des hommes dans le réel comme dans les représentations artistiques et littéraires. Cependant, en règle générale, si les animaux domestiques échappent au gros de la colère des hommes, les animaux sauvages et plus particulièrement les gros animaux, comme l’ours et l’éléphant, traversent les domaines de la littérature et de l’art au xixe siècle, souvent bardés d’humiliation et de ridicule. En prenant comme exemple le cas particulier de la représentation de l’éléphant au xixe siècle, nous essaierons de mieux comprendre les enjeux de cet acharnement de l’homme à dompter (pris ici dans le sens de « casser » ou asservir) la bête sauvage pour mieux imposer sa loi et son image.

Dans cet article, il sera question de suivre l’évolution et la transformation de la figure de l’éléphant dans plusieurs textes clefs du xixe siècle afin de comprendre comment cet imposant signifiant de l’exotisme et de l’Empire subit une dégradation et une dévalorisation marquantes dans un siècle progressivement en perte d’empire. Il s’agira de montrer que toucher à la figure de l’éléphant revient à toucher à l’image de l’Empire dans ce qu’elle contient de force et de puissance inégalables, à remettre en cause son principe d’autorité et ainsi à démystifier ses apparences prestigieuses et dominatrices. En effet, les apparences sont « trompeuses » et si l’éléphant émerge en début de siècle comme signe de la prééminence impériale, il sera progressivement détruit dans sa représentation littéraire, aussi bien que dans l’histoire culturelle et artistique qui soutenait son inébranlable image.

Exotisme de l’éléphant

L’éléphant en tant qu’animal exotique est une image déjà bien établie dans la France du xviiie siècle où on peut voir des spectacles de rue et des expositions d’éléphants domestiqués reléguant la bête sauvage au rang de curiosité [End Page 19] exotique. Mais au siècle des Lumières, la fascination des naturalistes et biologistes comme Buffon et Cuvier ajoute un intérêt tout scientifique à l’engouement insolite des Parisiens pour cet animal, et l’on peut alors voir ces merveilles d’histoire naturelle aussi bien à la ménagerie de Versailles qu’au Jardin des plantes. On peut également s’instruire à propos du noble sauvage et lire les premières observations scientifiques qui le caractérisent dans son état de grosse bête apprivoisée3, et dans son rapport à l’espèce humaine : « L’éléphant est, si nous voulons ne nous pas compter, l’être le plus considérable de ce monde : il surpasse tous les animaux terrestres en grandeur, et il approche de l’homme, par l’intelligence, autant au moins que la matière peut approcher de l’esprit4 ».

Au xixe siècle, l’image de l’éléphant exotique et scientifique héritée du siècle des Lumières se renforce de sa signification impériale, signification qui émerge avec l’Empire napoléonien. La bête, a priori sauvage et invincible, semble alors avoir rendu les armes de sa force aveugle à l’espèce humaine et civilisée qui l’aurait domestiquée. L’éléphant devient force conquise, signe d’un Empire colossal et obéissant qui fait rêver Napoléon. Il acquiert une grande popularité dans une Europe en pleine expansion coloniale et il se manifeste renchéri de son signifié impérial sur la scène culturelle, artistique et littéraire de l’époque. On pourrait dire que par-delà son image, l’éléphant fait retentir sa trompe, « trompe énormément », dans un barrissement symbolique, haut et fort, en signe des gloires passées et futures, durant ses différents passages et représentations aux expositions nationales et universelles où l’on admire sa puissance majestueuse, sa sagesse orientale, sa férocité conquise et civilisée.

Il est représenté dans sa splendeur toute exotique et sa force apprivoisée dans la célèbre Tapisserie à l’éléphant (Manufacture royale, Aubusson) d’Alexis Sallandrouze dont le dessin est attribué au dessinateur industriel Jean-Baptiste Couder, tapisserie de soie qui sera très remarquée notamment par Théophile Gautier lors de l’exposition des produits de l’industrie en 1844 (image 1).

Tout ici répond à l’appel de l’exotisme : la nature luxuriante avec ses bananiers, ses palmiers et ses oiseaux tropicaux, les colonnes torsadées qui soutiennent une voûte florale d’inspiration islamique, la somptueuse parure aux cordons dorés et médaillons enluminés de l’éléphant, le palanquin haut perché dans lequel se prélasse une jeune orientale à l’éventail en plume. Cette tapisserie de l’éléphant regorge littéralement de toute l’Inde insolite et séduisante pour l’Occidental de l’époque friand d’émotions orientales qu’on lui sert ici sous une forme docile et soumise. Sous les ornements surabondants [End Page 20] le couvrant et le cachant presque entièrement, c’est la force sauvage de l’éléphant qui est effectivement recouverte, masquée, et par là-même maîtrisée, par un surplus de luxe et de luxure, qu’il faut comprendre comme le symptôme d’une assuétude esthétique d’un Empire gorgé, et même engorgé d’exotisme, ne contrôlant plus ses ambitions et ses enchantements et se laissant aller dans le trop-plein d’une décadence exotique. Dans ce contexte oriental où l’éléphant déploie son exotisme, son mystère et sa force symbolique, il est intéressant de noter que l’idéogramme chinois qui représente l’éléphant est le même que celui qui compose le mot symbole ou idée (xiàng). Est-ce la taille du mammifère qui s’impose ici comme valeur essentielle et toute puissante du symbole ou sa similarité avec le pictogramme très ancien pour le jeu du « plateau de l’éléphant » ou échec chinois, jeu qui requiert intelligence et réflexion ?

Image 1. Alexis Sallandrouze, Jean-Baptiste Couder, Tapisserie à l’éléphant, 1840–1843. Paris, Musée du Louvre. © Photo Turco-DalMolin.
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Image 1.

Alexis Sallandrouze, Jean-Baptiste Couder, Tapisserie à l’éléphant, 1840–1843. Paris, Musée du Louvre. © Photo Turco-DalMolin.

En tout cas, ce rapprochement est significatif et il vient consolider le double signe de l’éléphant et de la réflexion symbolique. En se penchant encore plus sur la tradition orientale de l’éléphant, on y trouve tout un discours de sagesse et une formidable intelligence de la mémoire. Dans ce cas de [End Page 21] figure, son exotisme est tout autant esthétique que philosophique, souvent moral voire chrétien ou encore phénoménologique. C’est bien là ce qu’en retiennent Paul Claudel et Maurice Merleau-Ponty qui relatent la très ancienne parabole bouddhique des aveugles et du vieil éléphant dans le cadre d’une démonstration, l’un sur la toute puissance de l’Église (« Ainsi, notre Mère, la Sainte église catholique qui, de l’animal sacré, possède la masse, la démarche et le tempérament débonnaires […]. Je la vois, les quatre pieds dans ces eaux qui lui arrivent directement du paradis, qui de la trompe, y puise pour en baptiser copieusement tout son énorme corps !5 »), l’autre sur la perception du monde (« Nous réapprenons à voir ce monde [qui] s’offre aussi à des animaux, à des enfants, à des primitifs, à des fous qui l’habitent à leur manière, qui eux aussi coexistent avec lui6 »). On retrouve notamment la fable dans les multiples estampes japonaises de l’artiste de « la débauche du crayonnage7 », Hokusai, « ce grand fou du dessin » (Goncourt, Hokousaï 98) dont les dessins achevés ou non sont groupés en douze volumes dans sa Mangwa, autrement dit dans sa collection de cahiers de croquis réalisés de 1814 à 1834 :

La Mangwa, cette profusion d’images, cette avalanche de dessins, cette débauche de crayonnages, ces quinze cahiers où les croquis se pressent sur les feuillets, comme les œufs de la ponte des vers à soie sur une feuille de papier, une œuvre qui n’a pas de pareille chez aucun peintre de l’Occident ! La Mangwa, ces milliers de reproductions fiévreuses de ce qui est sur la terre, dans le ciel, sous l’eau, ces magiques instantanés de l’action, du mouvement, de la vie remuante de l’humanité et de l’animalité, enfin, cette espèce de délire sur le papier du grand fou de dessin de là-bas !

(Goncourt, Hokousaï 98)

Edmond de Goncourt, grand amateur et profond enthousiaste d’Hokusaï, voit parfaitement dans ces dessins ce qu’il appelle « la vie remuante de l’humanité et de l’animalité », une phrase qui, une fois replacée dans le contexte de la représentation de l’éléphant, en dit long sur le destin croisé de l’homme et du pachyderme, et plus particulièrement dans la fable d’origine orientale qui les unit dans le désaccord ou le débat contradictoire où chacun défend son propos et affirme son jugement sur la bête mise à l’épreuve de l’opinion, diverse, diversifiée et enrichissante. Pour mémoire, cette fable (qui aura beaucoup voyagé de par le monde et, de fait, subi des modifications) raconte et décrit les différentes perceptions d’un groupe d’aveugles confrontés à un même éléphant qu’ils explorent de leurs mains comme un texte en braille. L’un touchant son flanc déclare être devant un mur, un autre attrape sa queue et déclare tenir une ficelle, un autre entoure la patte de ses bras et dit enlacer un arbre, et un autre saisissant sa trompe dit tenir un tuyau. Ce que les deux reprises de la fable par des penseurs contemporains aussi différents que [End Page 22] Claudel et Merleau-Ponty démontre, c’est que le mastodonte est ici capable d’offrir une multitude d’interprétations et n’oblige pas au conformisme de la pensée sur l’homme ou sur l’animal. C’est cet appel à l’ouverture sur une diversité critique qui nous inspire d’ajouter au signifiant libéré de l’éléphant de la fable un autre signifié, un autre sens. Tel l’aveugle de la fable, nous proposons ainsi de « tâter » la bête au second degré, c’est-à-dire de nous interroger sur les représentations littéraires et artistiques de son corps, successivement déchu, fatigué, abusé, et en danger de disparition.

Éléphant, bête d’empire

Afin de rappeler comment l’éléphant s’est lié d’empire, il est nécessaire de commencer par un bref détour dans l’histoire ancienne. En 218 avant notre ère, le général carthaginois Annibal Barca entame la seconde guerre punique contre Rome en formant et guidant le long convoi de son armée composée principalement de fantassins, de cavaliers et d’éléphants de guerre, de la Nouvelle Carthage jusqu’à l’Italie. Il passe les Pyrénées et traverse le sud de la France avec sa gigantesque armée dont l’élément le plus impressionnant et terrifiant était moins le nombre et la cruauté de ses mercenaires ou l’efficacité et la réputation de sa cavalerie, que l’éléphant en tant que tel, car les Gaulois n’en avaient encore jamais vu et reculaient de terreur face à ce géant aux proportions démesurées presque hallucinantes. L’éléphant passa alors pour une sorte de monstre redoutable. Mais la longue marche du général et son convoi militaire ne s’arrêtait pas aux Pyrénées et le plus dur restait à faire avec la traversée du Rhône et le passage des Alpes. L’exploit d’Annibal alla en s’accroissant et sa réputation de même quand il accomplit la partie la plus périlleuse de sa longue et souvent belliqueuse marche en franchissant victorieusement les Alpes pour attaquer les Romains par surprise. Si l’on en croit les récits de guerre du Grec Polybe et du Romain Tite-live, alors qu’Annibal perdit un nombre conséquent d’hommes pendant le long trajet semé d’embûches naturelles et d’attaques spontanées, les trente-sept éléphants eux firent le voyage de bout en bout. Formidable capacité d’adaptation du colosse dont on aurait pu croire qu’il ne survivrait pas au climat humide et froid des deux chaînes de montagnes traversées et faiblirait forcément dans les Alpes qu’ils atteignirent justement en hiver et après un long et fatigant périple. C’est d’ailleurs la rigueur de l’hiver alpin qui domine la toile aux accents pessimistes de William Turner : « Tempête de neige : Annibal et son armée traversant les Alpes » de 1812 (Londres, Tate Britain). On a du mal à distinguer Annibal et son armée tant la tempête de neige domine (comme domine souvent la nature dans les tableaux de Turner) et semble engloutir dans ses sinistres et [End Page 23] menaçantes spirales tout le contingent humain et animal d’une armée étrangement disproportionnée, diminuée, presque effacée par la colère de la tempête hivernale. Turner ne peindrait-il pas ici son sentiment que seule une armée exceptionnelle pouvait faire face à l’anéantissement imminent qu’indiquent les sordides volutes faisant rage dans son tableau ? La tempête, extraordinaire force de la nature, ajoute à la prouesse d’Annibal qui en ressort plus spectaculaire, plus mémorable encore.

Quant à l’éléphant qui, loin de son milieu naturel, a bravé de telles intempéries, il fait effet de colosse indestructible et représente un maillon unique et essentiel dans la chaîne du périple qui amena Annibal à la victoire. Dès lors, l’éléphant en tant que signe gagne ses galons d’imprenable entité et de formidable machine de guerre, devenant également le symbole d’une force de la nature, plus fort que la nature et plus fort que l’homme qui se doit de le respecter. Le roi ou l’empereur à ses côtés consolide ainsi son image de souverain tout puissant. Avec Annibal, l’éléphant devient signe de force et supériorité impériales.

Cette association de l’éléphant et de l’Empire se vérifiera à l’époque de Napoléon Bonaparte dans une sorte de métonymie picturale par laquelle les actions du jeune général se superposent à la performance d’Annibal, lorsqu’il est représenté lui aussi partant pour la campagne d’Italie à travers le massif alpin en plein hiver. Si par pur souci historique il n’a pas d’éléphants à ses côtés, la représentation idéaliste d’un Napoléon équestre et fougueux sur fond de nature affaiblie par le peintre David, est étrangement évocatrice de l’exploit d’Annibal. Traverser les Alpes, devient ici la métaphore particulière du passage difficile et glorieux, et met Napoléon sur la trace d’Annibal, dans sa lignée de grands chefs des armées. D’ailleurs, ne serait-ce pas pour compléter cette association avec son homologue carthaginois, que Napoléon, devenu empereur en 1804, consacrera l’éléphant comme animal impérial ? En effet, dès 1806, il ordonne à ses architectes d’ériger une fontaine monumentale sur la place de la Bastille, fontaine dont la pièce centrale serait un éléphant surmonté d’une tour et projetant des gerbes d’eau par sa trompe recourbée. Napoléon associe la toute puissance et l’exotisme de l’Empire dans ce projet, tout en se tournant historiquement et esthétiquement vers Carthage, ce qui n’est pas sans annoncer d’ailleurs ses ambitions de conquêtes orientales. La présence de cet éléphant au centre de Paris et trônant sur les lieux de la Révolution avait quelque chose de décalé historiquement et culturellement, un double anachronisme qui n’échappe pas à la critique surprise par le côté hétéroclite et, dirait-on aujourd’hui, kitsch, de l’éléphant dans le paysage architectural et monumental de la capitale d’alors. L’empereur ne recule pas [End Page 24] devant l’incompréhension des sceptiques et le projet va de l’avant. Le plâtre de l’éléphant sera déjà complètement en place en 1815 quand la Restauration s’installe au pouvoir et ordonne l’interruption des travaux, en attendant qu’un autre projet vienne le remplacer. Cet « autre » projet longuement discuté restera sans décision finale et l’éléphant de la Bastille, mémoire de Napoléon, de son héritage et de ses ambitions impériales, continuera à se tenir là en état de lente décomposition naturelle, longtemps servant de repères aux voleurs, jusqu’à ce qu’il soit finalement détruit en 1846.

C’est précisément dans son état de délabrement que nous le retrouvons dans la quatrième partie des Misérables au livre six : « Le petit Gavroche » et plus exactement dans la sous-section intitulée « Où le petit Gavroche tire parti de Napoléon le grand8 ». Gavroche et sa bande, autrement dit un groupe de jeunes délinquants et sans-abris, trouvent refuge dans le ventre de l’éléphant de la Bastille. Au-delà de sa fonction de refuge provisoire, l’éléphant est aussi à l’image de l’Empire récemment tombé « une silhouette surprenante et terrible ». Et Hugo d’exprimer son étonnement quant au sens même de l’éléphant : « C’était une sorte de symbole de la force populaire. C’était sombre, énigmatique et immense. C’était on ne sait quel fantôme puissant, visible et debout à côté du spectre invisible de la Bastille » (Hugo 965). Hugo ne manque pas d’épithètes pour parler des séquelles d’un Empire pourri et pourrisseur, et de son histoire pourrissante : « plaies hideuses », « morne, malade, croulant », « immonde, méprisé, repoussant et superbe » (974–75).

Il ne serait pas difficile de tramer une métaphore maternelle autour de cet éléphant au ventre protecteur, surtout pour cette enfance malheureuse et abandonnée et qui aurait bien besoin d’une mère. À défaut de mère, c’est l’ombre de l’Empereur déchu qui fournit aux enfants de la misère la chaleur d’un foyer de fortune. Il fallait bien que la mémoire de l’Empereur servît à quelque chose et que son éléphant inachevé soit, contrairement à l’intention impériale, utile à la cause des pauvres : « Ô utilité inattendue de l’inutile ! Charité des grandes choses ! Bonté des géants ! Ce monument démesuré qui avait contenu une pensée de l’Empereur était devenu la boîte d’un gamin. » (978) Hugo semble ici racheter Napoléon par les restes de son éléphant :

Il semblait que le vieux mastodonte misérable, envahi par la vermine et par l’oubli, couvert de verrues, de moisissures et d’ulcères, chancelant, vermoulu, abandonné, condamné, espèce de mendiant colossal demandant en vain l’aumône d’un regard bienveillant au milieu du carrefour, avait eu pitié, lui, de cet autre mendiant, du pauvre pygmée qui s’en allait sans souliers aux pieds, sans plafond sur la tête, soufflant dans ses doigts, vêtu de chiffons, nourri de ce qu’on jette. Voilà à quoi servait l’éléphant de la Bastille. Cette idée de Napoléon, dédaignée par les hommes, avait été reprise par Dieu. (978) [End Page 25]

Dans leur malheur respectif, l’orphelin des rues et l’éléphant pourrissant trouvent leur compte de bonheur dans la bienveillance et la chaleur sacrées du ventre de la statue délabrée. Malgré son apparence, l’éléphant (et l’ombre de Napoléon) ressort grandi et généreux pour le bien qu’il apporte à ce « mendiant, ce pauvre pygmée » (978) qui lui doit la vie, comme à une mère. Car il y a bien ici un état fusionnel entre l’éléphant maternel et l’enfant qu’il porte dans son ventre nourricier, un rapport tout humain entre la bête et le gamin des rues qui survivent ensemble à la face d’un monde déshumanisé et malsain.

L’éléphant misérable, moisi et délabré, mais généreux et salvateur de Hugo subit des sévices tout à fait ignominieux dans le Salammbô de Flaubert paru en 1862. Dans ce texte où Flaubert dit tenter de « fixer un mirage [avec] les procédés du roman moderne9 », la légende de l’Empire carthaginois est reprise dans une série de fantasmes excessifs de l’Orient où d’atroces violences barbares et guerrières se doublent paradoxalement d’un exotisme provocateur incarné par le personnage de Salammbô. Dès le début du roman, les lions sont massacrés et les éléphants, force légendaire de l’armée d’Hamilcar, sont mutilés par les mercenaires enivrés et frénétiques lors du festin qui leur est offert dans la munificence des jardins du palais impérial. Plus tard, lors de la bataille du Macar, les éléphants partiellement protégés par leurs armures de guerre, subissent des attaques d’une extrême brutalité. Ils « rugissent de douleur et de colère » avec leurs trompes ensanglantées « pareilles à des serpents rouges » (Flaubert 175). Les barbares leur crèvent les yeux, leur coupent les jarrets, et leur enfoncent leurs glaives dans le ventre. Mais, pire encore, leurs éléphantarques équipés d’un maillet et d’une pique ont ordre de tuer leurs montures si elles venaient à s’emporter sur le champ de bataille. De fait, plusieurs éléphants de la bataille du Macar, « irrités de leurs blessures » (176), s’agitent et sont exécutés sur le champ par un coup de ciseau mortel dans la nuque. Flaubert renforce la cruauté d’une telle scène où les énormes corps des bêtes sauvagement sacrifiées s’amoncellent sur le champ de bataille, en « zoomant » sur les meurtrissures d’une bête en particulier. Il resserre en effet sa lunette narrative et effectue comme un plan rapproché sur un éléphant dont le nom, ou plutôt le fait qu’il soit justement nommé « Fureur de Baal », évoque la puissance mais aussi l’affection portée au précieux et valeureux guerrier qu’il est. Malgré son passé héroïque, Fureur de Baal tombera aussi à la bataille du Macar, mais contrairement à d’autres éléphants de guerre morts sur le coup, son agonie et sa souffrance seront prolongées : « La jambe entre les chaines, [il] resta jusqu’au soir à hurler, avec une flèche dans l’œil » (176). Il semble alors que c’est la barbarie même contre laquelle Hamilcar se bat qu’il convoque en retour pour tuer l’ennemi certes, mais aussi, pour sacrifier [End Page 26] les éléphants qui avaient aussi bien servi sa cause que son image. Trahison cruelle de l’empereur vis-à-vis de ces fidèles et courageuses bêtes, géants d’un Empire dont l’image en ressort forcément affaiblie et dévalorisée.

L’image de l’éléphant blessé et souffrant de Salammbô, barrissant de douleur toute la nuit durant, telle l’évocation sordide d’un Empire meurtri et pourrissant, n’en restera pas là dans son cheminement symbolique vers la fin consommée d’un régime en berne. D’autres représentations de la cruauté affligée à la bête impériale viendront régaler l’œil du passant parisien des premières années de la République. Par exemple, la statue du Jeune éléphant pris au piège de l’artiste animalier de l’Empire, Emmanuel Frémiet, qui deviendra par la suite sculpteur officiel de la Troisième République. Jeune éléphant pris au piège est commandée pour l’Exposition Universelle de 1878, puis restera longtemps dans les jardins du Trocadéro pour finir aujourd’hui sur le parvis du musée d’Orsay. Le corps tendu vers la fuite impossible, la trompe relevée en signe de détresse et la gueule ouverte d’où s’échappe sûrement un cri de souffrance figé dans le temps, ne semblent donner aucune chance de survie au jeune éléphant, mais pis encore, il laisse entrevoir la perspective d’une lente agonie, d’une jeunesse sans avenir et vouée à l’éternelle immolation. Réflexion du sculpteur sur la fin de l’Empire, ou encore métaphore de l’Empire « pris au piège » et dont on imagine alors le lent écroulement à travers les souffrances de la bête (image 2).

Comment imaginer que le corps de l’éléphant puisse subir plus profondément encore la volonté destructrice de l’homme et représenter la phase finale de l’agonie du régime impérial ? Pour cela il eut fallu que l’époque soit exceptionnellement tourmentée et l’homme plongé dans des circonstances de détresse extrême. Or, ce sera le cas durant la période du siège de Paris, exactement en décembre 1870 alors que la famine règne dans les murs et que la population est réduite à manger chiens, chats et rats. Malgré son état social et son statut privilégié, Edmond de Goncourt (il vient de perdre son frère Jules) écrit dans son Journal comment la faim a pris le pas sur le reste de ses préoccupations sociales, artistiques, et mondaines. Il relate de manière presque obsessionnelle l’importance et la bizarrerie de la nourriture à cette époque : « Pour déjeuner, je commence à être réduit à tirer des moineaux dans mon jardin10 ». Plus grotesque encore que ce bourgeois à l’affût d’un malheureux moineau anonyme, est la vente en boucherie, à ceux qui en ont les moyens, de la viande et des organes de Castor et Pollux, les deux éléphants du Jardin d’Acclimatation, tant aimés des curieux et des enfants. Edmond de Goncourt nous raconte le triste spectacle dont il est témoin chez Roos, le boucher chic du boulevard Haussmann : « Accrochée à une place d’honneur, la trompe écorchée du jeune [End Page 27]

Image 2. Emmanuel Frémiet, Jeune éléphant pris au piège, 1878. Paris, Musée d’Orsay. © Photo DalMolin.
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Emmanuel Frémiet, Jeune éléphant pris au piège, 1878. Paris, Musée d’Orsay. © Photo DalMolin.

Pollux » (Goncourt, Journal 366). La conscience d’Edmond lui interdit d’acheter le boudin fait du sang de cet animal familier dont le prénom résonne encore dans sa tête comme le ferait le souvenir d’un ami. Il nous dit se rabattre sur « deux alouettes », mais plus loin, il devient moins scrupuleux et moins « fine bouche » quand on lui sert ce qui semble être le boudin de l’ami Pollux ou de l’ami Castor pour fêter le jour de l’an 1871. Si les circonstances du siège et les exigences de la faim excusent quelque part l’abattage des deux éléphants dont l’ultime sacrifice a pu être interprété comme un geste patriotique, un service rendu par les deux bêtes au peuple parisien en détresse, il n’empêche que ce peuple parisien reste inégalement servi par cette fausse offrande. Le petit peuple ne bénéficiera pas des bontés de Castor et Pollux, et l’injustice sociale continuera à ne servir que la cause des mieux nantis. L’éléphant est ici [End Page 28] consommé et digéré par une bourgeoisie qui, une fois pour toutes, en a fini avec l’Empire dans cette période difficile du début de la Troisième République. En consommant l’éléphant, la bourgeoisie littéralement mange l’Empire, dévore son image, dans son propre rituel carnivore. Mais, dans cet épisode que nous rapporte Edmond de Goncourt, elle ne s’illustre pas par sa générosité et son humanité, indiquant qu’au-delà de l’Empire rien n’est encore gagné pour la République et le peuple.

La sordide image de la trompe de Pollux suspendue au mur de la boucherie Roos réduit finalement au silence notre éléphant impérial et exotique. (Dé)trompé, que peut-il encore faire entendre ? De sa gloire passée à sa décomposition, de sa mutilation à sa dévoration finale, l’éléphant fait une traversée littéraire et culturelle du siècle aussi difficile que les régimes qui s’y illustrent. Un éléphant, alors, ça ne trompe plus énormément, mais peut-être encore et seulement, poétiquement.

En voie de disparition

Il faut en effet se tourner vers les poètes pour retrouver une image plus sereine de l’éléphant qui se voit immortalisé dans une sorte de monde nostalgique et lyrique où il échappe à la tourmente, mais pas à la menace de disparition. L’image fuyante de la colossale bête est présente chez Leconte de Lisle dans son célèbre poème « Les Éléphants11 », extrait des Poèmes barbares de 1855 où les éléphants gardent néanmoins leur grandeur stoïque et romantique, comme dans le tableau de Tournemine exposé au Salon de 1867, où les éléphants vont boire tranquillement aux abords du fleuve dans la lumière déclinante de la fin du jour et dont la puissance n’effraie pas les myriades d’oiseaux venus se ressourcer dans les mêmes eaux. Tournemine, épris d’un certain orientalisme naturaliste, recrée dans cette scène le témoignage de l’existence d’un monde meilleur pour ces bêtes. Il présente un moment de répit lyrique pour le pachyderme de l’époque si durement marqué par un Empire bafoué et voué à sa perte. Dans le poème de Leconte de Lisle, cette grandeur d’âme et cette douceur du moment sont doublées d’une inquiétude toute réaliste, celle de la disparition et de l’oubli de l’espèce dans le désert ingrat que les éléphants traversent résolument et comme tirés par la mémoire d’une terre luxuriante, par le rêve d’un Éden d’abondance aux grandes forêts de figuiers où ils pourront à nouveau « abrit[er] leur race ».

Voici en guise de conclusion un extrait de ce poème de Leconte de Lisle qui mérite un dernier arrêt sur image dans cette longue et difficile trajectoire qui instruit l’image de l’éléphant au xixe siècle, tout en évoquant son destin d’animal en voie de disparition : [End Page 29]

Les éléphants rugueux, voyageurs lents et rudes, Vont au pays natal à travers les déserts.

D’un point de l’horizon, comme des masses brunes, Ils viennent, soulevant la poussière, et l’on voit, Pour ne point dévier du chemin le plus droit, Sous leur pied large et sûr crouler au loin les dunes. [...]

Mais qu’importent la soif et la mouche vorace, Et le soleil cuisant leur dos noir et plissé ? Ils rêvent en marchant du pays délaissé, Des forêts de figuiers où s’abrita leur race. [...]

Aussi, pleins de courage et de lenteur, ils passent Comme une ligne noire, au sable illimité ; Et le désert reprend son immobilité Quand les lourds voyageurs à l’horizon s’effacent.

Le passage de la ligne noire formée par les éléphants qui traversent l’horizon désertique du poème après en avoir secoué et bouleversé le sable de leur lourde marche est éphémère car les bêtes laissent finalement la place vide, s’effacent dans la chute du texte comme dans celle de l’Empire dont nous avons vu qu’ils étaient les emblèmes. Cette disparition de l’éléphant, même si elle se veut salvatrice de l’espèce dans le poème de Leconte de Lisle où la horde disparaîtrait pour mieux échapper au monde cruel des hommes et pour rejoindre la promesse et la mémoire d’un Éden mérité, reste néanmoins inquiétante, car elle projette l’image d’un avenir incertain pour l’éléphant. Ainsi rendu à la nature aride et sauvage du désert, il apparaît certes défait du symbolisme de l’Empire, mais finalement disparaît dans une marche silencieuse qui littéralement, ne « trompe » pas sur l’avenir difficile qui l’attend au-delà de l’horizon du xixe siècle.

Éliane DalMolin
University of Connecticut

Notes

1. Émile Zola, « L’Amour des bêtes », Nouvelle Campagne (Paris: Bibliothèque-Charpentier, 1897), 85–97.

2. Émile Zola, « Enfin couronné », Nouvelle Campagne, 235.

3. Louise Robbins parle plutôt d’animaux esclaves, dans Elephant Slaves and Pampered Parrots: Exotic Animals in Eighteenth-Century Paris (Baltimore: Johns Hopkins U P, 2002).

4. Georges-Louis Leclerc Buffon, Histoire naturelle des animaux, Œuvres (Paris: Gallimard, 2007), 897. [End Page 30]

5. Paul Claudel, « Interroge les animaux », Le Figaro littéraire, 129 (9 octobre 1948), 1 ; repris dans « Quelques planches du bestiaire spirituel », Figures et paraboles, Œuvres en prose (Paris: Gallimard, 1965), 999.

6. Maurice Merleau-Ponty, Causeries 1948, Stéphanie Ménasé, éd. (Paris: Seuil, 2002), 33–34.

7. Edmond et Jules de Goncourt, « Edmond de Goncourt Hokousaï : l’art japonais au XVIIIe siècle », Œuvres complètes, (Genève-Paris: Slatkine Reprints, 1986), 225–26: 98.

8. Victor Hugo, Les Misérables (Paris: Gallimard, 1951), 964–87.

9. Gustave Flaubert, Salammbô (Paris: Garnier, 1953), iv.

10. Edmond et Jules de Goncourt, Journal, mémoires de la vie littéraire II, 1866–1886 (Paris: Robert Laffont, 1956), 356.

11. Charles-Marie Leconte de Lisle, Œuvres II, Poèmes barbares (Paris: Les Belles Lettres, 1976), 159–60. [End Page 31]

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