Introduction

L’ANIMAL EST AU CŒUR des débats intellectuels, scientifiques, sociaux ou éthiques contemporains. De nombreux bouleversements historiques les ont créés ou alimentés, que les écrivains de langue française, du xixe siècle à nos jours, n’ont cessé de réfléchir, de réfracter ou d’interpréter. La transformation de la campagne en terrains agricoles et des fermes en unités de production, l’urbanisation de l’habitat, la disparition de l’animal domestique concomitante de la vogue anthropomorphique de l’animal familier, ont provoqué une déstabilisation du rapport aux bêtes et à l’humain, dont rendent compte de nombreuses œuvres. Sur un plan plus directement politique, les conflits des xixexxe siècles, avec leurs massacres de masse, ont engendré une réflexion intense, pas seulement au sein de la littérature concentrationnaire ou postcoloniale, sur l’animalisation des victimes et la bestialité des bourreaux. Au-delà de ce versant humain de l’animalité, les bêtes elles-mêmes constituent de nos jours un « problème », en ce qu’elles sont réputées mettre en danger ou en question l’humanité : pandémies rendant visibles de troublants échanges interspéciques, polémiques diverses sur l’élevage industriel, l’expérimentation animale, les combats de bêtes ou les interdits alimentaires constituent un formidable terreau de création et de réflexion pour les écrivains. Au niveau scientifique, la question de l’animal s’est considérablement complexifiée, depuis le grand bond en avant darwinien et mendélien qui revient sur la coupure anthropozoologique, jusqu’aux découvertes biologiques (proximité génétique, parfois surévaluée ou mal interprétée1, xénogreffes, etc.) autorisées par les nouvelles technologies. Cette cartographie fluctuante des frontières humain/animal incite philosophes et écrivains à une remise en question de l’anthropocentrisme, encouragée par le développement de disciplines à la visibilité récente (éthologie de terrain, écologie, éthique et droit axés sur l’animal, Animal Studies et Human-Animal Studies) et la disparition d’autres (histoire naturelle). La revitalisation de certains genres et motifs littéraires, tels que les bestiaires poétiques, les contes animaliers, les manuels fictifs de zoologie, les satires politiques, l’hybridation ou la métamorphose, est le signe que la littérature est bien en prise sur une époque d’autant plus obsédée par l’animalité que de nombreuses espèces sont soumises à un rythme d’extinction alarmant. Enfin, l’inquiétude associée au fait que la plus grande partie de l’humanité se trouve socialement exclue des [End Page 1] progrès opérés par sa propre espèce contribue à une interrogation plus générale sur la déshumanisation.

Dans ce concert intellectuel, les discours et représentations propres à la création littéraire ont été jusqu’à ces dernières années rarement pris en compte. C’est que la critique littéraire s’est révélée de son côté bien muette ou bien traditionnelle, l’animal, être de fuite et de silence imposé, apparaissant comme un sujet-limite pour le langage proféré, voire comme un objet d’étude illégitime, alors même que de nombreux écrivains ont centré leurs œuvres sur l’animalité (y compris humaine). En outre, la présence diffuse et omniprésente de cette thématique dans des textes n’ayant pas a priori comme objectif affiché de renouveler la problématique des relations hommes / bêtes ou de rendre compte des spécificités du rapport animal au monde met en relief le caractère généralisé d’un questionnement d’autant plus incontournable qu’il s’avère implicite.

Sortir la question de l’analyse purement symbolique, du cadre restrictif des études régionalistes, ou du cantonnement à des corpus attendus (fable, contes pour enfants, « roman rustique ») est donc l’un des objectifs de ce recueil, qui se propose d’établir un panorama d’approches littéraires possibles sur la problématique de l’animalité, qu’elles soient historiques, socio-culturelles, stylistiques ou thématiques. Il s’agira de montrer comment la littérature participe aux redéfinitions contemporaines du vivant, et de cerner dans quelle mesure elle est ou non à même de rendre compte de fonctionnements cognitifs et sensoriels d’autres espèces, voire de communications et de transversales interspéciques.

Sans souci d’exhaustivité, notons toutefois quelques différences entre les champs critiques anglo-saxons et français. Si les Animal Studies et les Human-Animal Studies sont aujourd’hui des disciplines en plein essor dans la sphère anglo-saxonne, leur objet est moins souvent abordé sous l’angle spécifique des études littéraires que sous celui, plus global, des sciences humaines et sociales. En ce qui concerne le domaine français, philosophes, juristes, historiens ou anthropologues débattent depuis plusieurs décennies sur les relations entre humains et animaux, dont on conservera le pluriel, à l’instar de Jacques Derrida ou d’Élisabeth de Fontenay qui abordent de façon plus centrale la question des « bêtes2 » vivantes et sensibles. Pourtant, c’est tout récemment que les études littéraires portant sur des œuvres de langue française intègrent des réflexions jusque-là éparses dans des groupes de recherche organisés sur le moyen et le long terme3, en assimilant les nouvelles orientations et l’évolution de la problématique dans d’autres disciplines. [End Page 2]

En effet, « la fin de l’exception humaine » diagnostiquée par le philosophe Jean-Marie Schaeffer4 conduit au constat que les bêtes non seulement nous font face, mais aussi qu’elles ont une face qui pourrait bien ressembler, n’en déplaise à Emmanuel Levinas, à un « visage » individualisé et expressif, pourvu d’« un regard de voyant5 » : « si le chat m’observe nu de face, en face-à-face, et si je suis nu face aux yeux du chat qui me regarde pied en cap » précise Jacques Derrida, alors peut naître cet affect qu’on aurait pu croire exclusivement réservé aux interactions humaines—la « honte ». Déjà dans son Voyage en Italie Flaubert s’interrogeait sur cette troublante et énigmatique réciprocité du regard : « Je ne sais jamais si c’est moi qui regarde le singe ou si c’est le singe qui me regarde. » — « Comme il te ressemble ! » lui murmure ensuite sa mère6… C’est bien la question de l’échange et de la parenté qui est ici posée et le titre de ce recueil, « Face aux bêtes », renvoie sur ce plan à des enjeux pluriels. Dans leurs études respectives, Alain Romestaing et André Benhaïm évoquent ainsi la possibilité ou non d’envisager de façon frontale ces vivants furtifs, « aux aguets7 », qui nous entourent ou nous évitent, non sans parfois nous dévisager, au sens fort du terme, en retour. De fait, les écrivains ne résistent pas à l’attraction que suscite le paradoxe d’un langage humain porté à son comble de figuralité et de complexité pour donner voix à des bêtes pourtant réputées mutiques, dont ils soulignent conjointement la plus extrême proximité et la décisive altérité.

Comment faire face, voire donner face, à ces êtres définis par leur propension non seulement à l’évitement physique, mais aussi à la fuite hors du langage—hors des capacités humaines à configurer le monde ? L’une des gageures que se sont proposé nombre d’écrivains est en effet de mettre en mots la spécificité des « mondes animaux8 », pour en montrer tout à la fois, et parfois dans le même geste, l’inaccessibilité et la perméabilité. Anne Simon rappelle ainsi le vacillement des frontières entre espèces chez Flaubert : au sein de ses activités les plus culturelles ou les plus inconscientes, l’homme est engagé et enraciné dans une animalité et une corporéité qui font de lui un vivant parmi les vivants, et non pas un extra-terrestre ou un être de « survol9 ». Le « style », Jean-Christophe Bailly et Marielle Macé le suggèrent de leur côté, est aussi et avant tout une affaire de posture, de souffle, de chair, qui nous relie, par-delà nature et culture10, aux lignes de fuite tracées sur un sol que bêtes et hommes foulent de concert. Le xixe siècle en particulier, remarque Paule Petitier, associe la création littéraire ou picturale à l’animalité pour mettre en relief la liberté et l’originalité d’un individu qui exprime moins son « moi » social que ce qui le relie à la vie. Cette superposition de l’artiste et de l’animal peut indexer tantôt, sous la forme de la bête asservie et sacrifiée, [End Page 3] l’aliénation de l’artiste et son exclusion hors de l’ordre social, tantôt l’adhésion à une communauté d’élection et de substitution. Par-delà l’origine commune du vivant qui inscrit d’emblée l’humain dans un monde et un espace partagés, c’est bien la question du lien de l’animalité et du politique qui est donc aussi posée, les bêtes contribuant à définir, par ricochet ou face-à-face, ce que l’humain croit lui appartenir en propre (polis, langage, culture, histoire, fantasme…). Éliane DalMolin suit ainsi la transformation de la figure de l’éléphant dans plusieurs textes-clef du xixe siècle pour cerner comment cet imposant signifiant de l’exotisme et de l’Empire subit une dévalorisation progressive. Cet impact politique des corporéités animales et des significations qui leur sont historiquement associées se retrouve au xxe siècle : s’attachant à l’étude de la revue Le Minotaure à l’époque surréaliste, Effie Rentzou montre que le mythe zoomorphique, décliné sous diverses représentations de Minotaures et amplifié par la variété de ses manifestations intellectuelles, artistiques et culturelles, prend la relève d’une révolution politique. Le signifiant animal joue donc un rôle majeur dans l’évolution des courants littéraires et de la vie culturelle.

Par-delà ces fonctions symboliques qui leur sont attribuées, les bêtes en tant que telles peuvent être envisagées comme parties intégrantes et structurelles de l’univers culturel et politique que l’homme croit exclusivement se forger ; elles permettent dès lors aux écrivains de dessiner en creux, voire en négatif, la cartographie sociale ou genrée d’une époque. Le motif patriarcal des relations empathiques entre femme et chien conduit ainsi Lucile Desblache à analyser les rapports troublants que la littérature contemporaine établit entre élaboration d’identités féminines et légitimation de la compassion vis-à-vis des bêtes.

L’ensemble des contributions met donc en relief, depuis le xixe siècle et jusqu’à l’époque qui nous est contemporaine, la permanence, tantôt éclatante, tantôt souterraine, de l’interrogation littéraire sur l’animalité, tout en insistant sur la pluralité des pratiques. L’objectif commun demeure en effet, qui consiste non seulement à montrer comment le regard « d’aveugle extra-lucide » (Derrida 18) des bêtes peut éclairer la face cachée des humains, mais aussi à rendre compte de notre fascination pour des modes d’être fuyants, parfois inaccessibles, que les écrivains ne cessent d’interroger et de poursuivre. [End Page 4]

Anne Mairesse and Anne Simon
University of San Francisco
Centre de recherches sur les arts et le langage (CNRS/EHESS)

Notes

1. Voir Alain Prochiantz, « Mon frère n’est pas ce singe », Critique, « Libérer les animaux ? », 747–48 (août-sept. 2009): 732–44.

2. Élisabeth de Fontenay, Le Silence des bêtes : la philosophie à l’épreuve de l’animalité (Paris: Fayard, 1998).

3. Nous renvoyons au groupe de recherche « L’Animal au xixe siècle » de l’Université Paris Diderot-Paris VII, ou au programme international « Animots : animaux et animalité dans la littérature de langue française (xxexxie siècles) », soutenu par l’Agence nationale de la recherche française. Voient aussi le jour des parutions collectives et des colloques, comme le 20 th-21 st Century French and Francophone International Colloquium, « Humain/ Animal » (2011), dont les articles de Jean-Christophe Bailly et Marielle Macé sont issus.

4. Jean-Marie Schaeffer, La Fin de l’exception humaine (Paris: Gallimard, 2007).

5. Jacques Derrida, L’Animal que donc je suis (Paris: Galilée, 2006), 19.

6. Gustave Flaubert, « Voyage en Italie », Œuvres complètes (Paris: Gallimard, 2001), 1:1091.

7. Gilles Deleuze, « Animal », L’Abécédaire de Gilles Deleuze, entretien avec Claire Parnet (1988), réal. Pierre-André Boutang et Michel Pamart, Sodaperaga (Paris: Éditions Montparnasse, 1995).

8. Jakob von Uexküll, Mondes animaux et monde humain, Philippe Muller, trad. (Paris: Denoël, 1965) ; pour une nouvelle traduction, voir Milieu animal et milieu humain, Charles Martin-Freville, trad. (Paris: Bibliothèque Rivages, 2010).

9. Maurice Merleau-Ponty, Le Visible et l’invisible (Paris: Gallimard, 1964), 99.

10. Philippe Descola, Par-delà nature et culture (Paris: Gallimard, 2005). [End Page 5]

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