Oicoe-gatou:
l'altérite linguistique chez Breydenbach et Léry
Phillip John Usher
Barnard College (Columbia University)
Abstract

Quelles traces écrites la parole de l'Autre laisse-t-elle dans les récits de voyage à l'époque pré-moderne? Peut-on prêter "ses" signes à une voix étrangère? Le présent article étudie comment Bernard von Breydenbach et Jean de Léry répondent à ces questions.

T.—Eugaya-pe-per-auce ? Vos maisons sont-elles ainsi ? assavoir comme les nostres ?

F.—Oicoe-gatou. Il y a grande difference.

Jean de Léry, Histoire d'un voyage faict en la terre du Bresil1 .

Face à un interlocuteur qui parle une langue étrangère, l'on ne peut que percevoir une différence fondamentale. Que le non-verbal qui pallie à cette absence de langue commune suggère l'amitié ou l'antipathie, la différence est là et tout échange se nouera sur une communication partielle, en quelque sorte garante d'altérité. Comment aller au-delà de la constatation d'un bruit qui est aussi un mutisme ? Comment rapporter cette autre langue dans un récit de voyage ? Le transfert est-il nécessairement imparfait ? La présente étude prend pour objet les traces écrites de l'altérité linguistique dans les écrits de Bernard von Breydenbach et de Jean de Léry. Il s'agit a priori de deux types de voyage différents : Breydenbach raconte un pèlerinage en terre sainte (à l'est), Léry une expédition en France Antarctique (à l'ouest). En outre, si le voyageur dévot se rend en territoire étranger, mamelouk puis ottoman à partir de 1517, il n'en voyage pas moins dans un lieu déjà ancré dans l'imaginaire géographique chrétien ; le jeune Léry, en revanche, se rend dans une colonie française établie par Nicolas Durand de Villegagnon sous Henri II, un espace 'nouveau'. Le pèlerin entendra donc des langues plus ou moins familières et pour lesquelles il existe le plus souvent des systèmes de transcription scripturale ; l'explorateur calviniste, lui, entrera en contact avec des langues d'une oralité pour ainsi dire absolue2 . En étudiant les langues rapportées par ces récits, nous espérons éclaircir comment la cueillette alpha-bétique et lexicale engendre certaines formes d'échange3 .

Bernard von Breydenbach, protonotaire apostolique et chambellan des cours de justice, puis chanoine de la cathédrale de Mayence (Allemagne) à partir de 1484, accomplit son pèlerinage jusqu'à Jérusalem en 1483-84, accompagné par le peintre Erhard Reuwich4 . Il s'y rend en pèlerin pénitent. À son retour, il publie une relation de voyage sous le titre Peregrinatio in Terram Sanctam (1486), accompagnée de nombreuses gravures sur bois réalisées par Reuwich. L'ouvrage sera bientôt traduit en français par les soins de Nicolas Le Huen et imprimé à Lyon dès 1488, puis à nouveau (à Paris) en 1517 et 15225 . Autant que sur le pèlerinage de l'Occidental, le livre porte sur les [End Page 5] étrangers côtoyés pendant le voyage : le complément iconographique se compose par exemple de diverses images représentant les habitants des régions parcourues ; le texte lui-même prend souvent des allures d'essai (notamment sur la foi musulmane). Or, ce livre est remarquable aussi pour l'insertion dans ses pages des langues étrangères qui (en principe) auraient servi à fournir toutes ces informations au pèlerin.

Jérusalem, bien entendu, est la ville hétérotopique par excellence où se croisent non seulement Chrétiens et Musulmans, mais aussi Chrétiens occidentaux et Chrétiens orientaux. On se souvient du Pèlerin anonyme de Rennes qui en 1486 disait des Grecs orthodoxes qu'ils étaient « depuis longtemps, inventeurs d'hérésies », affirmation étayée par d'arbitraires détails pittoresques6 . Cette classification des différentes sectes chrétiennes est en effet un élément incontournable du récit de pèlerinage à cette époque. Chez Breydenbach, contemporain du Pèlerin de Rennes, cette classification des mœurs et des pratiques chrétiennes se double d'une présence 'alphabétique'.

Dans l'édition française de 1488, à la suite de nombreuses pages dénombrant les « erreurs [et] pechez contenus en la loy Mahomet »7 , Breydenbach énumère les différentes sectes chrétiennes présentes à Jérusalem. À la différence du Pèlerin de Rennes, Breydenbach et Reuwich ponctuent leur classification par des gravures où s'établit une curieuse équipollence entre costume et langage. Pour les Grecs, les Syriens et les « abbacins ou indiens », la partie textuelle est à chaque fois encadrée par deux gravures : la première met en scène les costumes d'une nation ; dans la seconde se déploie son alphabet. Dans les deux cas (figures 1 et 2), les informations fournies par les gravures sont radicalement coupées de toute situation de parole réelle ; il s'agit seulement de regrouper les composantes d'une catégorie donnée. La langue de l'Autre se démarque du français, non seulement par la forme des signes écrits et par la transcription phonétique—un codage inventé par l'auteur pour accompagner l'alphabet 'indigène'—mais jusque dans les conditions techniques de sa présence matérielle dans le livre. À la différence de l'alphabet latin pour lequel les imprimeurs possédaient bien évidemment des caractères mobiles en plomb, les alphabets étrangers de Breydenbach ont été imprimés par procédé xylographique. Même le grec (figure 2), pourtant imprimable, subira cette mise à distance technique. Pourtant, si le voyageur aurait pu vraiment voir les contrées lointaines et entendre les langues étrangères, il est difficilement imaginable comment il aurait pu voir (et donc transcrire) l'alphabet au cours même de son voyage. Autrement dit, la présence alphabétique de l'Autre signale, plus qu'un véritable contact, un retour à l'Occident et à l'écriture, comme un souvenir et un supplément d'altérité. [End Page 6]

'Des grecs dont plusieurs habitent en Jherusalem,' Bernhard von Breydenbach,
Des Sainctes Peregrinations de Jerusalem et ses environs (1488), 144. Bibliothèque
nationale de France.
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Figure 1
"Des grecs dont plusieurs habitent en Jherusalem," Bernhard von Breydenbach, Des Sainctes Peregrinations de Jerusalem et ses environs (1488), 144. Bibliothèque nationale de France.

Ces alphabets, témoins du logocentrisme européen, ne relèvent absolument pas de l'oralité propre à la démarche ethnographique8 . Nous avons affaire ici à une écriture, produite et catégorisée par l'auteur ou l'un de ces aides après le voyage. Certains faits permettent d'évaluer la très grande importance accordée à ces alphabets. Aux Nestoriens, aux Arméniens, aux Géorgiens et aux Maronites, dont Breydenbach énumère les « erreurs » dans cette même partie du livre, il n'accorde aucune illustration, choix tout pratique sans doute (les gravures coûtent cher) et fait en fonction de l'importance relative de chaque nation telle que la perçoit l'auteur, l'artiste ou l'éditeur. En revanche, le texte sur les Jacobites (les frères dominicains) et qui n'est précédé par aucune illustration montrant habits et physionomies, est suivi par « la.b.c. ou lettres desdis Jacobites » (Breydenbach 151). La descriptio peut donc se passer d'illustrations vestimentaires mais non du tableau phonémico-alphabétique. L'alphabet de l'Autre serait, selon Breydenbach et ses collaborateurs, un élément plus constitutif de l'identité que l'aspect physique ou vestimentaire. Tel semble être le message de l'édition de 1488. Cette impression est confirmée par l'édition parisienne (1517 et 1522). L'éditeur, Regnault, conservera l'intégralité des alphabets ; en revanche, il supprimera toutes les gravures montrant les costumes (Gomez-Géraud 410). Cette édition comportera d'ailleurs une nouvelle carte de Palestine où le cartographe Oronce Finé inscrira sans ambages le projet d'une future croisade que mènera [End Page 7] François 1er pour reconquérir la terre sainte9 . Ces alphabets—de véritables énigmes hermétiques pour la plupart des lecteurs—deviennent l'unique habit visible des Chrétiens d'Orient. L'aspect militariste et impérial de la réédition, qui coïncide avec la mise en avant des alphabets, suggère que l'alphabet de l'Autre (chrétien) est un élément plus pertinent que son costume en temps de préparation de guerre.

'Cy ensuit leur propre lettre grecque en figure dequoy ilz escripuent,' Bernhard
von Breydenbach, Des Sainctes Peregrinations de Jerusalem et ses environs
(1488), 147. Bibliothèque nationale de France.
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Figure 2
"Cy ensuit leur propre lettre grecque en figure dequoy ilz escripuent," Bernhard von Breydenbach, Des Sainctes Peregrinations de Jerusalem et ses environs (1488), 147. Bibliothèque nationale de France.

Ces alphabets, coupés de toute situation de parole, s'opposent à un deuxième type d'altérité linguistique dans le même volume. Comme ce serait souvent le cas au cours du XVIe siècle, la relation de Breydenbach comporte un petit lexique : « Aulcuns noms communs du langaige des turcs translates en francoys : desquelz tousiours la premiere ligne est francois » (Breydenbach 238). Par « langaige des turcs », Breydenbach entend non le turc, mais l'arabe. Si le lecteur, devant les alphabets orientaux, devaient n'apercevoir qu'étrangeté et altérité, le lexique français-arabe, lui, se rapproche d'un déni d'altérité. Ce lexique empreint d'un certain optimisme manifeste pourtant moins la traductibilité de l'Autre que celle de l'Européen.

Le tableau d'apparence simple mérite qu'on s'y attarde (figure 3)10 . De la disposition des mots en deux colonnes, le français à gauche et l'arabe à droite—thème et non version—il faut conclure que le lexique est destiné à encoder la parole européenne, non à décoder celle de l'Autre. La parole de l'Autre reste hors-livre. C'est au voyageur que ce petit promptuaire permettra de s'exprimer, il ne vise pas à aider l'Européen à comprendre ce qu'on lui dit. Le caractère presque appendiciel du lexique entérine cette fonction pratique et cette hiérarchie entre voyageur et indigène. Notons au passage que la transcription [End Page 8] de l'arabe en lettres latines s'explique certes par l'usage tout pratique du lexique, mais aussi par l'absolue altérité de cet alphabet. Lorsque Pedro de Alcalà publie une grammaire et un vocabulaire de l'arabe dialectal andalou à Grenade en 1505, par exemple, il n'utilise pas l'alphabet arabe mais aura recours à la transcription en lettres latines. Notons aussi que le premier livre européen à utiliser les caractères arabes ne date que de 151411 . Au moins en 1486 mais également en 1517 et en 1522, l'arabe demeure pour les Européens une langue parlée qui ne s'écrit que si on lui prête une écriture européenne.

'Aulcuns noms communs du langaige des turcs translates en francoys,'
extrait, Bernhard von Breydenbach, Des Sainctes Peregrinations de Jerusalem et ses
environs (1488), 238. Bibliothèque nationale de France.
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Figure 3
"Aulcuns noms communs du langaige des turcs translates en francoys," extrait, Bernhard von Breydenbach, Des Sainctes Peregrinations de Jerusalem et ses environs (1488), 238. Bibliothèque nationale de France.

Le tableau lexical s'organise alors selon un certain nombre de catégories : parties du corps (chef, front …), vocabulaire religieux (Dieu, ange …), titres, rangs et professions (Roy, dame, rustique, couturier …), temps (foudre, grêle …), aliments (pain, poisson …), repères géographiques et types d'hébergement (ville, château, temple …), animaux (âne, vache, lion …), santé et trépas (mort, âme, cimetière, malade …), adjectifs (beau, amer, noir, blanc), cosmos (ciel, étoile …), et les mots les plus usités comme on trouverait à la première [End Page 9] page d'un guide Berlitz (oui, non, aujourd'hui, les chiffres de zéro à trente …). On relève peu d'outils grammaticaux et on constate une prépondérance de substantifs et une forte préférence pour les mots concrets. Il s'agit majoritairement d'un vocabulaire à emploi immédiat. La disposition des mots (« Chef—ras ») se fonde sur un principe d'équivalence (plutôt optimiste), conforme au présupposé de la traductibilité universelle de la parole européenne. Pourtant, il s'y ajoute ceci : le tableau démontre la possibilité de synonymie en arabe. On relève deux fois le mot « Lyon », traduit tantôt par « est », tantôt par « sebey ». Scrupules d'érudit ? On peut en douter. Cette catégorisation est dans tous les cas partielle : rien ne permet de différencier « est » et « sebey ». Il est d'ailleurs légitime de se demander si cette synony-mie-là ne se rattache pas tout simplement à une perception stéréotypée occidentale, celle-là même que monumentalisera dans une épigramme le poète britannique Samuel Bishop au XVIIe siècle12 . Autre exemple de synonymie : le mot « Pain » est traduit d'abord par « Chobifz », ensuite par « corban ». « Chobifz » (en arabe moderne Word 1 - text replacement character « khubz »), c'est le pain en général, d'ordinaire le pain pita ; « corban », en revanche, est un mot que les plus doctes des lecteurs de Breydenbach auraient dû reconnaître : le corban est déjà un mot de latin de la Vulgate (du grec korban) et remontant à l'hébreu qorbân) qui désigne une offrande, mais également le pain sacré13 . Dans le petit lexique de Breydenbach, rien ne permet de distinguer le pain de tous les jours du pain sacré réservé aux rites religieux.

La polysémie ainsi contestée par l'absence de toute glose supplémentaire s'annule et se réduit à une prolifération (aussi minime soit-elle) plutôt problématique. Ceci met en question le principe d'équivalence qui semblait sous-tendre (épistémologiquement) et structurer (visuellement) le tableau. L'Euro-péen est traduisible, oui, mais avec des restes. A posteriori, les alphabets (grec, syrien etc.) s'affirment dans leur appartenance à un ordre encyclopédique et déterritorialisé, tandis que ce petit lexique s'appuie plutôt sur l'oralité du voyage—tout en la niant. Cette oralité est refusée par le geste scriptural (typographique) même. Il est en effet curieux qu'entre ces alphabets et le petit lexique français-arabe le divorce soit presque total. Aucun des alphabets présentés dans la partie ethnographique n'est utilisé dans la partie pratique, où l'européanisation est plus flagrante. Ce travestissement de surface, nécessité par l'emploi pratique du lexique, distingue l'écriture de l'Autre (dissociée de toute parole) des mots que l'Européen peut emprunter à l'Autre pour se dire. Dans les deux cas, la langue et la parole de l'Autre demeurent dissociées. Au début de la partie consacrée aux « erreurs » et aux alphabets des autres sectes de Chrétiens, Breydenbach fait remarquer que : « Hommes et nations [End Page 10] differentes qui se disent professeurs [en] la religion chrestienne sont habitants en Jherusalem la cite saintcte » (Breydenbach 144). Trois fois Breydenbach répète qu'ils « se disent », rajoutant une fois qu'ils se disent « de bouche ». Pour les Chrétiens, auxquels il permet de se dire, Breydenbach fournit un alphabet et une phonétique. À la parole arabo-turco-musulmane, Breydenbach se contente d'emprunter les mots susceptibles de fournir à la parole européenne une communicabilité immédiate. L'arabe, ici, est une langue orale, sans parole propre et dont le voyageur ne rapporte en fin de compte que ses propres fautes de prononciation.

* * *

Jean de Léry, célèbre voyageur calviniste, ne rapporte pas les mêmes langues que Breydenbach. D'ailleurs, il aura recours à des mécanismes de translatio très différents. Disons pour commencer que Léry a l'ouïe très fine. Arrivé au Brésil, il va jusqu'à écouter l'écoute dont il fait l'objet : « ils nous oyoyent jaser et caqueter en prenant nos repas, ils s'en savoyent bien moquer » parce qu'en mangeant les Tupinamba « font un merveilleux silence, tellement que s'ils ont quelque chose à dire, ils le reservent jusques à ce qu'ils ayent achevé » (Histoire 251). L'Histoire d'un voyage faict en la terre du Brésil (1578) de Léry porte de nombreuses traces écrites de cette sensibilité auriculaire. Dans le même chapitre que nous venons de citer, sur les « grosses farines et gros mil dont les sauvages font farines [et sur] leur bruvage qu'ils nomment Caou-in » (Histoire 237), Léry procède à l'énumération de divers aliments : les « Ameriquains en leurs pays [ont] deux especes de racines qu'ils nomment Aypi et Maniot » (Histoire 237) etc. Une particularité remarquable est que Léry fait une place non-négligeable aux nuances et aux adjectifs : la farine fort cuite et dure se dit « Ouy-entan » ; celle qui est moins cuite, plus tendre « Ouy-pou » (Histoire 238). On n'a plus affaire qu'aux seuls substantifs. La traductibilité de la langue de l'Autre se manifeste par le rallongement des commentaires : les mots tupi ne sont pas traduits sensu stricto, mais plutôt cités et glosés, prouvant la compréhensibilité de l'intraduisible. À la différence du texte de Breydenbach, celui de Léry ne relègue pas les mots étrangers en gravure ou en tableau, ils s'insèrent dans le fil narratif, même si leur étrangeté est soulignée par le biais de caractères italiques depuis l'édition originale. Néanmoins, la langue de l'Autre, bien que coupée de toute situation de parole précise, sert à rendre accessible la réalité américaine sous forme d'objet de savoir.

Léry n'est pas le premier à imprimer des mots tupi. André Thevet, dans Les Singularitez de la France antarctique (1558) et La Cosmographie universelle (1575), cite et glose déjà certains termes14 . Dans le second ouvrage, [End Page 11] Thevet publie même des traductions tupi de textes sur la dévotion chrétienne (Dalby et al. 45),geste qui rappelle l'ouvrage de Breydenbach où la langue de l'Autre n'existe que sous forme de code applicable à la parole européenne. On peut même remonter jusqu'à Antonio Pigafetta qui participa, aux côtés de Magellan, à la première circumnavigation du globe et qui publia au cours des années 1530 sa relation de voyage dans laquelle il commente neuf mots tupi15 . La spécificité du texte de Léry pour nous se situe au vingtième chapitre. La langue tupi, théâtralisée dans un dialogue, y fait l'objet d'une appropriation dynamique. Le chapitre s'intitule « Colloque de l'entrée ou arrivée en la terre du Bresil, entre les gens du pays nommez Tououpinambaoults, et Toupinekins en langage sauvage et François » (Histoire 479). Signalons au passage que la paternité de ce chapitre est contestée : Thevet soutiendra que Villegagnon lui-même est l'auteur du document original et qu'un certain Ode, aide de Michel de l'Hospital, l'aurait prêté à Léry et que celui-ci l'aurait ensuite adapté et imprimé sous son propre nom16 . Quoi qu'il en soit, lorsque Léry rédige ce chapitre, il veillera à s'y octroyer une place de choix : « T. —Mara-pé-déréré ? Comment te nommes-tu ? / F. —Lery-oussou. Une grosse huître » (Histoire 480).

À la présentation scientifique fondée sur un principe d'équivalence et à une énumération d'éléments lexicaux répartie en deux colonnes se substitue donc une parole parlante. Ce colloque affiche presque aussitôt son caractère de feinte. Ecrit peut-être par un truchement normand plutôt que par Léry ou même Villegagnon—ce qui expliquerait, Léry étant un natif de la Margelle, une allusion à Rouen que nous citerons plus loin—le document original se rattache à une tradition de manuels de conversation polyglottes : on pense tout de suite au Quinque linguarum utilissimus vocabulista, Latine, Tusche, Gallice, Hyspane & Alemanice (1542) de Francesco Garrone ou (plus tardivement) aux Colloquia cum dictionariolo sex linguarum (1583) de Noël de Berlaimont. Ce type de manuel met en scène pour la plupart des langues européennes pour permettre aux marchands et aux voyageurs d'apprendre les bases d'une langue étrangère. Le colloque de Léry dépasse ces fins toutes pratiques pour figurer les rapports entre l'ici et l'ailleurs. On décèle la fiction dès les premières répliques, non seulement la fiction d'une rencontre particulière, mais celle plus importante d'une rencontre originelle entre l'Europe et le continent américain. À la question « comment te nommes-tu ? », le Français répond « Lery-oussou », le nom de Léry en langue « sauvage », marque de l'auctor Léry qui se met en scène, effaçant du même geste la présence du truchement rouennais17 . Pourtant, c'est par cette marque que Léry révèle son jeu, car il fait deux fautes de grammaire tupi18 . Il ne se nomme « Lery-oussou » [End Page 12] que dans la mesure où il ne maîtrise pas parfaitement la langue de l'Autre. Pour la vaste majorité des lecteurs, cette faute aurait certes passé inaperçue, l'illusion aurait été réussie et Léry aurait fait figure d'explorateur-herméneute19 . Le texte dévoile malgré lui l'inachèvement de son assimilation. Dans la suite du colloque, les portraits du Français et de l'Amérindien se confirment. La parole qu'on prête à « T. » est une parole qu'on lui prête de sa langue à lui. Autrement dit, on fait parler à l'indigène sa propre langue mais dans un dialogue (une parole) artificiel. De ce fait cette parole est creuse, demandante, d'où la pétition réitérée : « Maé pamo ? Quoy encores ? », « Ai pogno ? Est-ce tout ? », « Néréoüpe guya-pat ? N'as-tu point apporté de serpes à heuses ? », etc. (Histoire 482-83). La parole du Français dit à l'opposé son abondance : « Oree-mae-gerre. Nous sommes ceux qui avons du bien » (Histoire 493). L'échange linguistique s'est vite mué en échange de biens. La nature du langage et le véritable intérêt de la communication avec l'Autre se révèlent dans le geste scriptural qui cherche à fixer cette langue. Ainsi que le souligne Marie-Christine Gomez-Géraud, ce colloque reconstruit textuellement la relation « Sauvage-Français »20  ; si l'Indien y « parle, c'est pour mieux disparaître comme sujet » (Gomez-Géraud, « Un colloque » 103). La distribution des rôles ne surprend guère, même dans les renversements :

T. —Ja-eh-marape deretani-rere. Je t'accorde cela. Comment a nom ton pays et ta demeure ?

F. —ROUEN. C'est une ville ainsi nommée. […]

T. —Moboii-pe-reroupichah-gatou ? Combien avez vous de seigneurs ?

F. —Auge-pe. Un seulement.

T. —Marape-sere ? Comment a-t-il nom ?

F. —HENRY. C'estoit du temps du Roy Henry 2. que ce voyage fut fait.

(Histoire 492-93)

Alors que, dans un premier temps, c'est à « T. » qu'il incombe de nommer le monde, répondant à la démarche encyclopédique propre aux sciences naturelles, c'est ici « F. » qui nomme sa ville (Rouen) et son roi (Henri II). S'agissant d'un colloque inventé, non d'un enregistrement fidèle, le sens de ces mots sert surtout à nommer la parole « F » et à rappeler au lecteur français la protection royale de l'échange—et de la colonie. L'inachèvement immotivé du colloque vient corroborer son caractère artificiel. Celui-ci s'interrompt en effet de manière fort abrupte : « T. » demande qu'on lui nomme « les choses appartenantes au corps » (Histoire 494), le deuxième « T. » commence à répondre (« Pè acan. Vostre teste. An atcan. Leur teste »), puis un narrateur hors-dialogue—Léry en voix off—reprend soudain la parole : « Mais pour [End Page 13] mieux entendre ces pronoms en passant, je declaireray seulement les personnes tant du singulier que du pluriel » (Histoire 494). Suit un petit lexique disposé plus ou moins selon le format déjà attesté chez Breydenbach et dont nous ne citons ici qu'un court extrait :

Chè-avè. Mon chef ou cheveux.

Chè-voua. Mon visage.

Chè-nembi. Mes oreilles.

Chèsshua. Mon front.

(Histoire 494)

La répétition de « Chè-avè » sert de point de contact et de transposition entre le colloque proprement dit et le lexique. Le texte se retourne et le colloque révèle le corpus à partir duquel il s'est construit. Il est même légitime de se demander si ce n'est pas à partir de cet effilochage que l'on peut espérer entrevoir la genèse du chapitre : le colloque, plutôt qu'un simple témoignage, révèle un art d'oblitération, une destruction par la langue (de l'Autre) de la parole (de l'Autre), peut-être réalisée à partir d'une simple liste de vocabulaire. Michel de Certeau a déjà proposé l'hypothèse selon laquelle la parole tupi « n'est pas récupérable », constatant que chez Léry elle « fait figure de bijou absent » (de Certeau 221). Des mots tupi servent à nommer ce monde autre, de manière parfois purement descriptive, comme la différence (déjà citée) entre la farine fort cuite et dure et la farine moins cuite et plus tendre. Il n'empêche que dans la mise en scène de la langue tupi, c'est la parole européenne qui parle. En fin de compte, le colloque du vingtième chapitre contribue surtout à renforcer le mythe léryen du jeune voyageur à l'aise avec les indigènes tout en laissant transparaître la présence du truchement et l'importance de la protection royale.

Au sein des récits de voyage, les langues étrangères rapportées par leur auteur engendrent un deuxième texte, discontinu, qui reste en suspension dans le texte principal, comme la preuve immédiate d'une reconnaissance de la différence de l'Autre. Leurs lettres ou sonorités font barrage à toute illusion de communication limpide tout en disant une présence venue d'ailleurs. Quelle que soit l'analyse qu'on fasse de cette présence, ces langues rapportées restent à de nombreux égards ce qu'il y a de plus solide dans les récits de voyage, car ce ne sont pas que des mots dénotant une réalité, elles sont d'abord et avant tout des objets impénétrables et irréductibles. Le scripteur européen restitue souvent des éléments de la langue de l'Autre tout en y substituant sa propre parole : dans les listes de vocabulaire l'auteur se traduit plus qu'il ne traduit l'Autre ; les alphabets deviennent de véritables hiéroglyphes servant à [End Page 14] emblématiser l'Autre ; et dans l'Histoire d'un voyage l'Européen s'y met en scène plus qu'il ne laisse parler l'Autre. Pourtant, conclure à l'eurocentrisme de ces appropriations linguistiques est—quoique juste—trop simpliste. La différence de l'Autre est difficilement niée, elle conduit même à une reconnaissance de la différence européenne : même Henri II dans le colloque léryen bénéficie de cette mise à distance puisqu'on parle de lui en langue étrangère : « Oraiui-pe ogèpe ? / Pa » (Va-t-il à la guerre ? / Oui) ou encore « Mara-pe perou pichav-eta-enin ? » (Pourquoi n'avez-vous pas plusieurs seigneurs ?) (Histoire 493). L'on retrouve ici un renversement qui anticipe sur le célèbre essai de Montaigne (1:31) où les cannibales constatent à propos de Charles IX qu'ils « trouvoient […] fort estrange que tant de grands hommes, portans barbe, forts et armez, qui estoient autour du Roy […] se soubs-missent à obeyr à un enfant »21 , à cette différence près que Montaigne ne reproduit pas le dialogue en langue originale22 , ce à quoi on aurait pu s'attendre étant donné les efforts évidents qu'il se donne pour nous livrer « une architecture de la communication orale »23 . Cependant, lorsque Montaigne cite l'une des chansons des Tupinamba, il ne nous donne à entendre que sa traduction française : « Couleuvre, arreste toy ; arreste toy, couleuvre, afin que ma sœur… ». L'essayiste n'en commente pas moins la beauté anacréontique de ce « doux langage et qui a le son aggreable, retirant aux terminaisons Grecques » (Montaigne 212). Or, dans la première édition des Essais (1580), il n'y avait pas de guillemets bien entendu autour de la citation comme dans les éditions moder-nes ; qui plus est, on y lisait un commentaire légèrement différent : « Leur lâgage [. . .] c'est le plus dous langage du monde, & qui a le son le plus agreable a l'oreille »24 . Montaigne supprimera donc non seulement le superlatif, mais surtout la mention « à l'oreille », peut-être parce que la traduction de la chanson effaçait justement son oralité. La surface à deux dimensions sur laquelle prend place le signe écrit ne retient de la langue de l'Autre que fort peu d'éléments. Par rapport à Guillaume Postel, ils font sans doute figure d'amateurs25 , mais Léry et Breydenbach nous donnent néanmoins à entendre les premiers balbutiements d'une prise de contact interlinguistique.

Pour donner la parole, il n'y a peut-être pas en fin de compte d'autre solution que de se taire. Faut-il conclure aussi, après ces remarques sur Breydenbach et Léry, que pour 'donner l'écriture', il faut cesser d'écrire ? Lévi-Strauss, grand lecteur de Léry, expose dans Tristes Tropiques ce qui reste sans doute la seule écriture conforme à cet étrange silence, une écriture asémantique et non-référentielle inventée de toutes pièces par l'Autre : « [Le chef de bande] ne me communique pas verbalement, mais trace sur son papier des lignes sinueuses et me les présente, comme si je devais lire sa réponse »26 . Un [End Page 15] peu plus loin, le même chef de tribu rassemble les membres de la communauté et tire « d'une hotte un papier couvert de lignes tortillées qu'il [fait] semblant de lire » (Lévi-Strauss 350). Il a été convenu entre le chef et l'anthro-pologue, par un accord tacite, que celui-ci feindra de déchiffrer, à l'instar du chef lui-même, ces griffonnages. L'anthropologue et le chef de tribu se retrouvent sur un étrange pied d'égalité : ni l'un, ni l'autre n'ignore le sens social du geste scriptural ; ni l'un, ni l'autre n'est capable de lire le texte que ce geste produit. Cette écriture décrite par Lévi-Strauss est assurément l'unique écri-ture imaginable qui reproduise et communique intégralement la parole de l'Autre et le geste ambigu du voyageur-ethnographe, pour cette raison qu'elle se refuse à toute lecture. Une vraie présence de l'Autre impliquerait donc un renoncement à l'écriture, le refus de s'approprier son oralité. La présence des langues étrangères dans les récits de voyage signale cette aporie de la communication mais incite en même temps le lecteur à garder en tête que le texte français qu'il sait lire ne saurait combler ou effacer la différence de l'Autre. Laissons conclure le texte léryen. « F. » répond à « T. » : « Oicoe-gatou. Il y a grande difference », c'est bien là le message d'une langue étrangère rapportée.

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