Paule Petitier - Revolution - L'Esprit Createur 46:3 L'Esprit Createur 46.3 (2006) 21-24

Révolution

Université de Paris 7-Denis Diderot

Révolution » pourrait bien être la notion capitale de l'œuvre de J. Michelet. Son Histoire de la Révolution française (1847-1853) construit une représentation marquante et problématique de l'événement, lui donnant une place centrale et un statut absolument singulier dans l'histoire de France. Par l'allégorie qui affleure sans cesse dans le récit, la Révolution allie l'abstrait (elle relève de l'idéal) et le concret (elle s'inscrit dans la vie des hommes) : c'est même peut-être la capacité de relier ces deux niveaux qui la caractérise le mieux.

Il serait pourtant faux d'imaginer que Michelet ne connaisse que la Révolution avec une majuscule. Le terme est employé assez fréquemment comme nom commun avec l'un de ses sens courants depuis les deux siècles précédents : celui d'un changement dans le gouvernement ou dans l'État. La Révolution française appartient à la série des révolutions qui scandent toute histoire. Dans cette mesure, son déroulement peut leur être comparé : « J'ai lu bien des histoires de révolutions, et je puis affirmer ce qu'avouait un royaliste en 1791, c'est que jamais une grande révolution n'avait coûté moins de sang, moins de larmes »1 . Mais « notre Révolution » marque dans la série une rupture fondamentale. Comparable aux autres en tant qu'événement, elle ne l'est plus en tant qu'avènement. Aux yeux de Michelet, la Révolution française partage les temps historiques ; son vrai nom, écrit-il dans L'Étudiant, devrait être la « fondation ». Elle ouvre une ère nouvelle dans l'histoire, en particulier parce qu'elle change le statut de l'humanité. Michelet exprime cela en opposant l'âge de la Grâce (c'est-à-dire de l'arbitraire) à celui de la Justice, qu'instaure la Révolution. En termes plus modernes, nous pourrions dire qu'à un âge où l'humanité n'avait pas conscience de son autonomie et se soumettait à des formes de pouvoir qui se légitimaient par une transcendance (Église, monarchie de droit divin) succède un âge où l'humanité prend conscience d'elle-même, de ses pouvoirs, et ne reconnaît plus pour la gouverner que sa propre autorité. C'est par des termes juridiques que Michelet caractérise le plus souvent la Révolution : « Je définis la Révolution, l'avènement de la Loi, la résurrection du Droit, la réaction de la Justice » (HR, « Introduction », 21). Première apparition d'un droit de l'homme alors qu'auparavant n'existait, dit l'historien, qu'un droit des choses (des propriétés, des fiefs) ou des tout-puissants.

Notion privilégiée, chez Michelet, la Révolution joue le rôle d'une fondation épistémologique. Elle sera du début à la fin de son œuvre indissociable [End Page 21] de la démarche de l'historien. Dans les faits, la Révolution de 1830 libère l'écriture de l'histoire, ce qui se répercute dans les textes par le rôle surplombant qui lui est donné. L'« éclair de Juillet » provoque une illumination et une coupure qui permettent à l'historien d'adopter le point de vue de la science. La légalité instituée dans l'univers humain par la grande Révolution peut désormais être appliquée à la recherche historique. L'historien inaugure une nouvelle histoire dont les principes sont en accord avec ceux de la Révolution : le droit du grand nombre (le point de vue se focalisera sur le peuple), le droit égal de chacun (l'histoire doit prendre en compte les anonymes), l'humanité considérée comme responsable de ses actes et agent de sa propre histoire. La Révolution entre dans l'œuvre comme la source d'une méthode, comme une situation d'énonciation également : dans L'Étudiant (cours au Collège de France de 1847), le discours sur la révolution, pressentie, appelée, se mêle aux événements de février 1848. L'Histoire de la Révolution sur une échelle plus large s'écrit alors que Michelet observe le triomphe, la remise en cause, l'échec d'une autre révolution. Écriture de l'histoire, conception de l'histoire, et analyse de la Révolution sont étroitement associées.

La Révolution française apparaît dès les premiers textes comme la fin de l'histoire. C'est la conclusion que toute l'histoire de France prépare, explique, nécessite. « C'est toute la vie de la France qui en prépare, en fait comprendre le drame final » (HR, Préface de 1868, 11). L'histoire de la Révolution aurait dû logiquement venir couronner la chronique de tous les siècles précédents. Mais la genèse de l'œuvre, impliquée dans l'histoire contemporaine, en a décidé autrement. Michelet s'est interrompu après avoir écrit l'histoire du Moyen Âge pour se consacrer à la période révolutionnaire et n'aborder le XVIe siècle qu'en 1854. Il s'instaure donc une tension entre la perspective téléologique et sa déconstruction par la chronologie de l'écriture. L'élaboration de l'Histoire de la Révolution s'étend sur une huitaine d'années et l'œuvre prend une ampleur impressionnante : ce développement dit la complexification de la pensée de Michelet au fur et à mesure qu'il approfondit son sujet. Première constatation, qui relève de l'évidence, la Révolution a une histoire, le récit marque ses différents « âges » et souligne son évolution, ou plutôt peut-être son involution puisque certains obstacles ou certaines erreurs la conduisent à sécréter en quelque sorte d'elle-même un processus de contre-révolution. Ensuite, bien qu'étant une dans son principe, la Révolution recouvre une multiplicité de révolutions s'attachant à des domaines différents. Avant la révolution politique (passage de la monarchie à la république), le 4 août fut une « grande révolution sociale » ; les découvertes de Lavoisier provoquèrentune révolution scientifique, la « mutation de la propriété » provoquée par la vente des biens nationaux représenta une « révolution [End Page 22] d'intérêts ». Ces distinctions permettent à Michelet de faire apparaître l'extension des transformations révolutionnaires : il ne s'agit décidément pas d'un changement politique superficiel, mais d'un phénomène de grande ampleur, qui met en jeu les bases de la société et les structures de la pensée. Par ailleurs, en différenciant ces domaines, Michelet se livre à une critique de la Révolution. Il est obligé de reconnaître qu'elle n'a pas mené à terme son action révolutionnaire. Elle n'a pas fondé un système éducatif moderne ; elle n'est pas allée assez loin dans le domaine social et religieux. Ce diagnostic pousse Michelet à distinguer l'esprit de la Révolution de son actualisation dans l'histoire. La Révolution échappe au temps, dit le récit enthousiaste de ses premières journées—comprenons alors qu'elle s'émancipe d'une fatalité. Au fil du texte, l'affirmation prend un autre sens : la Révolution n'a pas réussi pleinement à s'inscrire dans le temps, elle a posé un idéal, mais ne s'est pas donné les moyens de le réaliser. Promesse, prophétie, elle appartient autant à l'avenir qu'au moment historique qui a vu sa formulation. C'est sans doute l'un des signes du pessimisme d'après 1848 : la Révolution, décrochée de la chaîne chronologique, apparaît dans l'histoire de Michelet comme une fin virtuelle que d'autres moments que 89 auraient pu concrétiser (la Renaissance, par exemple) mais dont la réalisation est sans cesse différée.

La cause essentielle qu'assigne Michelet à l'échec de la Révolution est son erreur dans le domaine religieux. Aux yeux de l'historien, elle n'a pas marqué avec assez d'audace son antinomie avec le christianisme. Non qu'il faille l'opposer à lui comme l'esprit laïc à l'esprit religieux. Michelet soutient en effet que la Révolution est une religion. Elle est comparable au christianisme dans la mesure où elle intervient comme lui dans l'histoire pour changer la face du monde à partir d'un message universel ; mais ses principes sont radicalement différents de la doctrine de la grâce (de l'élection, de l'arbitraire) que représente pour lui la religion chrétienne. Jouant sur la paronymie, Michelet considère la Révolution comme une Révélation, ce qui lui permet aussi d'une certaine façon de justifier son inscription défectueuse dans l'histoire. Éclair, illumination, elle a donné aux hommes une nouvelle vérité, ineffaçable, mais qui demande à être répandue, commentée, parfois retrouvée. L'historien se fait donc l'interprète de cet esprit de la Révolution, réfugié, en l'absence d'Église extérieure, dans la conscience, l'intériorité, le moi. « La Révolution est en nous, dans nos âmes ; au dehors, elle n'a point de monument. Vivant esprit de la France, où te saisirais-je, si ce n'est en moi ? […] » (HR, Préface de 1847, 1).

« Révolution » chez Michelet désigne donc un changement de vision du monde, impliquant une mutation de pensée, d'expression, d'esthétique, de [End Page 23] société. La Révolution constitue à la fois un objet d'analyse et un ensemble de principes méthodologiques, un mythe et une dynamique critique, un idéal et une multiplicité d'applications concrètes, un système et une source créatrice. Principe directeur, mais aussi souterrainement déstabilisateur de l'œuvre (parce qu'elle implique la critique et suscite l'inquiétude de son échec), la Révolution est l'un de ces foyers de l'œuvre, l'un de ces mots-clefs, à la fois métadiscursif, évocatoire et multiplement actualisé, à l'instar de ce que pourra être l'Art pour les écrivains de la fin du XIXe siècle.

Endnote

1. Jules Michelet, Histoire de la Révolution française (Paris: Gallimard, 1952), 218.



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