
Michelet, l'image et l'artiste
L'art, l'image et l'artiste revêtent un rôle majeur et moteur dans la pensée de Michelet qui fonde sur le processus créatif visuel et plastique ses vues de l'histoire et de la géographie (les tableaux), sa philosophie et son style d'écriture. Michelet se revendique explicitement de Rembrandt, son œuvre affirme le 'moi' et relève de l'autoportrait, de l'autobiographie où il convient de prendre le mot au sens littéral, chargé du vivant de l'auteur, transmettant la vie même. Les impressions d'enfance étaient l'écriture de Michelet qui les transmute en image imprimée, opérant le passage de la mémoire à l'imprimerie, « arche sainte »1 des temps modernes, lieu de sa propre naissance où s'engendre l'impression du livre destiné à impressionner le lecteur. À la différence des théoriciens qui prétendent assujettir les œuvres d'art à l'écrit, Michelet, comme Montaigne auquel il s'apparente en peignant son moi protéiforme à travers l'amitié, accorde la préséance à l'image. Les œuvres d'art constituent des témoignages historiques, des preuves vivantes et visibles. C'est de cette visibilité que procède l'écriture de Michelet, graphique, plastique et matérielle, visible avant d'être lisible, dans l'immédiateté plus que la discursivité, relevant de la gravure plus que du texte. Le travail de Michelet ressortit à la deixis, il écrit la mise en présence, 'c'est moi' qu'il réanime à chaque lecture en ce que l'écriture est chargée d'impressions qui iront s'imprimer dans la mémoire du lecteur, engendrer en lui des associations, réveiller l'« envie de l'ensuivre » souhaitée par Montaigne regardant le peintre à l'œuvre, réveiller le désir de liberté voulu par La Boétie, quelque chose de l'ordre d'une démangeaison qui fait du livre non pas une chose livresque, mais 'organique'. Le livre provient du travail de l'ouvrier, du graveur, comme Rembrandt ou Dürer, par lesquels Michelet prône l'activité de la main qu'Aristote et Vésale après lui rattachaient à la pensée. Michelet définit sa recherche du Peuple, comme le résultat d'une « enquête sur le vif »2 , c'est-à-dire à la fois d'une filature et d'une leçon d'anatomie qu'il effectue, à la suite de Rembrandt, réitérant le geste apollinien qu'il repère chez Géricault associé à Bichat, chez Dürer ou même chez Charlotte Corday, geste qu'il effectue lui-même, par l'écriture, dans La Femme. « Nulle peinture sans anatomie »3 , déclare-t-il,hanté par un imaginaire médical qui permet d'établir une correspondance entre son travail d'écrivain et la célèbre leçon du maître hollandais, le « magicien »4 . Magie de l'image dont Michelet rapporte une impression d'enfance primordiale, liée à un lieu d'images, le Musée des [End Page 69] Monuments français d'Alexandre Lenoir dont le nom (car il y a une plastique des noms chez Michelet, un nomen omen repérable) indique peut-être le cheminement nécessaire de l'ombre vers la lumière, un lieu cave où s'opère la résurrection des œuvres et donc du corps/cœur de l'Histoire. D'où, sans doute, son projet d'un musée Géricault comme une façon de reprendre le flambeau de Lenoir afin de promouvoir, à son tour, un déclenchement d'impressions dynamisant l'enfant spectateur à venir en marquant sa mémoire du sceau de l'association et de l'amitié.
La vitalité de l'écriture de Michelet tient dans sa capacité à former une toile, un réseau dans lequel se retrouvent les personnages qu'il admire, quelle que soit leur époque et dans lesquels il se coule, élaborant un autoportrait protéiforme dans lequel prédomine son identification au Peuple, c'est-à-dire à une unité en mouvement, équivalent de l'harmonie que représente le Sphairos empédocléen qui réunit les atomes sous l'effet de l'amitié ou amour opposé à la haine qui divise. La conception de l'art et de l'artiste, derrière laquelle se profile l'artisan démiurge créateur d'une forme vivante (sphérique), repose sur une base esthétique essentielle, présente dans le Banquet de Platon. Le mythe de l'androgyne raconté par Aristophane sous-tend la définition du génie chez Michelet qui apprécie l'auteur de comédie parce qu'il a montré le peuple et qu'il est, à ce titre, « un grand historien »5 . L'univers de la mélancolie et de l'anatomie, l'idée de la relation entre l'homme et la machine qui sont inhérents à l'esthétique de Michelet trouvent leurs bases dans la fable d'Aristophane relative au mythe de l'androgyne et des sphères coupées. Le rituel dionysiaque du sacrifice de la sphère—l'écorchement de Marsyas auquel Alcibiade compare Socrate—constitue la voie d'accès à l'harmonie, à la lumière apollinienne vers laquelle tend Michelet, photophile comme la plante, herbe vivace.
Deux modèles du portrait performatif, efficace, soutiennent l'image micheletienne parce qu'ils mettent en présence la chose même. Au contraire des portraits métaphoriques, des figures, ils procèdent de la métonymie, en ce qu'ils sont, en réalité et non en figure, des parties du corps devenu simultanément œuvre et modèle, des parties qui produisent la totalité de la présence du corps : Méduse et Véronique. Efficaces, ils sont l'archê de la gravure, de l'impression magique, ils entretiennent une relation d'inversion, portant Michelet à effectuer le renversement de Méduse en Véronique, du portrait performatif de la puissance de mort et de haine en puissance de vie et d'amour.
Michelet peint un autoportrait en Imitation du Christ (à l'instar de Dürer, barbare comme lui), imitation qui, loin d'en appeler à la fixité, ne peut que produire un mouvement vital, tel un autoportrait en Christ cardiophore, une [End Page 70] Véronique, vera icona, où la face du Christ est celle du Peuple, faite de sueur et de sang sur un textile, un linge de coton que le peuple file dans une fabrique qui est aussi, toujours déjà, la Fabrica du corps de Vésale, le 'héros'.
La question de Rousseau à laquelle se confronte Michelet, celle de l'instant de l'émergence du 'peuple' en tant que tel, ne pouvait se résoudre qu'en donnant à voir au peuple son portrait à l'instant même de son devenir peuple, c'est-à-dire de son accès à l'affranchissement. Pour dire le 'peuple' au peuple, Michelet lui présente un portrait archétypique, c'est-à-dire comme un cadre vide ou un écran blanc, une forme, une enveloppe ou un support, un style, sur lesquels, dans lesquels il puisse venir se couler, se projeter, transiter. De même que le philosophe de Rembrandt accueille Descartes, Spinoza, Leibniz, Kant ou lui-même, de même Méduse et Véronique, la face fascinante mortelle et la sainte face miraculeuse vitale sont-elles un masque et un écran accueillant plusieurs visages (David/Dürer). Le vide et l'absence d'identité sont la condition même de l'affranchissement, toute figuration identitaire devenant, nécessairement, totalitaire. Michelet tend au peuple le linge de coton pour que sa face s'y imprime et qu'aux yeux du monde la France ne soit plus la face de Méduse qu'elle était jusque-là, jusqu'à lui, jusqu'à son livre-moi, mais bien son renversement, une face du Sauveur réalisant le salut et le rachat de l'homme, son advenue à l'humanité. L'épisode sanglant de la Terreur devient alors un moment du rituel exigeant la descente au monde chtonien, pour découvrir la lumière de l'harmonie, la patrie, la paix, à l'instar d'Enée ou de Dante. La relation métonymique marque sa manière de voir, d'analyser, essentiellement indicielle, elle éclaire sa prédilection tant pour le vertige mortel face à l'ocelle que pour l'impression miraculeuse sur le linge de coton, car il revient à l'indice d'établir un lien réel avec l'objet.
La problématique de l'image chez Michelet demeure indissociable de son rapport au pouvoir, c'est-à-dire de la portée politique de l'image et du rôle de l'art et de l'artiste dans la Cité. Lutter contre les processus tyranniques revient à effectuer un travail de démontage du piège de l'image dont l'araignée détient la maîtrise. L'araignée et sa toile, plus qu'une métaphore, nous renvoient au lien entre l'assujettissement et la pulsion scopique ainsi qu'en témoigne le mythe d'Arachné, araignée avec laquelle, à l'instar d'Augustin et de Michel-Ange, Michelet travaille et dont la toile devient la protoforme de l'image, qu'il s'agisse de la tapisserie-peinture (tapisserie de Bayeux, trame et toile des tableaux—Véroniques), du mur (Piranèse) ou de l'écriture et de l'imprimé. L'imprimé surgit d'abord dans la véronique primitive, empreinte de violence, que fabriquent les enfants écrasant les mouches dans le papier, reproduisant par le jeu le travail de l'araignée et de sa toile. Les signes graphiques s'animalisent, [End Page 71] ils sont des pattes de mouche, en réalité avant de l'être en figure, engendrant une constellation de taches que l'on interprète par l'imagination, par l'association, comme peut-être la Sibylle Persica (Michel-Ange), repliée sur elle-même, lisant d'illisibles petits caractères dans l'obscurité.
S'il revient à Proudhon6 d'avoir posé explicitement la question compliquée de l'art social, il reste que sa théorie juridique maintient l'art sous le joug de la philosophie et que celle-ci vise à encadrer l'artiste dans le droit. Michelet, lui, entrelace la philosophie à l'art (celui de l'artiste et celui du médecin), car la philosophie procède de l'esthétique, d'une pensée des rapports mobiles entre la forme et la matière, de l'enveloppe, dont la Cité, c'est-à-dire l'agencement de la société, reste inséparable. D'où l'intérêt de Michelet pour certains architectes en particulier (Brunelleschi) et pour l'architecture en général, en laquelle il repère l'influence sur la façon d'être et de penser de l'habitant. Parallèlement, la Cité se trouve comparée à un type de construction, l'embarcation, et l'art de gouverner ramené à son étymologie, tenir le gouvernail. Plusieurs œuvres témoignent alors du style de gouvernement à travers le style d'embarcation. La Tapisserie de la Reine Mathilde dit la victoire des Normands sur l'Angleterre, le Radeau de la Méduse de Géricault, le « peintre magistrat », se fait réquisitoire d'un gouvernement incompétent, et le Marat de David, le « contraire de Géricault », dénonce malgré lui la Terreur, le chaos et la folie en Marat qui marine dans une baignoire immobile où se mêlent l'eau et le sang.
C'est le soubassement physiologique du pouvoir de l'image, la condition leurrable du sujet, qui permet de découvrir chez Michelet une attention à la tache, à l'ocelle, aux hallucinations. L'ocelle ressortit au leurre, au trompe-l'œil en forme d'œil, ce n'est pas le regard qui s'y trouve, mais le vide, l'abîme. La réponse au stimulus de la vision devient une question de vie et de mort, c'est-à-dire d'affranchissement ou de servitude, manger/être mangé (roi mange peuple/peuple mange roi), violer/être violé (« le rapt est la première conquête », écrit Michelet)7 . Questionner les dépravations de la vision s'avère fondamental dans tout démontage du piège du pouvoir. Ce dernier s'exerce toujours d'abord sur le corps (le rapt, le viol), ainsi que l'a montré La Boétie en dénonçant la fascination pour la représentation fantasmatique du corps du tyran, l'hypnose au cœur de la tyrannie. L'éveil du désir de liberté requiert un redressement de la vision dans lequel s'engageront Descartes (philosophe opticien), La Mettrie (traité sur le vertige), Rousseau (Discours sur les sciences et les arts). À l'impact de la tache, correspondrait, dans le domaine sonore, l'effet de la cloche et celui du slogan, du son qui domine tout sens, envoûte. La réaction animale de l'humain face à l'ocelle confère sa force à l'œuvre de [End Page 72] Géricault qui, dans le Radeau de la Méduse, réalise la parfaite correspondance entre le titre et le tableau, entre le mot et la chose, créant un monde inquiétant par le décentrement, la perte de repères, effet hallucinatoire, vertigineux que Michelet percevra aussi chez Michel-Ange et Rubens, deux peintres des mystères et de l'initiation qui ressortissent, pour leur part, à la différence de Géricault, à un enseignement ésotérique. C'est dans le contexte du rituel dionysiaco-apollinien que Michelet se propose de recréer la sphère en rassemblant dans un musée, les membra disjecta du peintre qui « fut la France »8 . Sauver Géricault revient à sauver la France, comme l'avait fait Lenoir en sauvant les œuvres d'art. Réunifier le corps de Géricault, celui qui ne « haïssait personne »9 , équivaut à sauver la puissance de l'affranchissement contre celle de la haine tyrannique, à montrer le naufrage par le point de vue du sublime pour ne pas y sombrer et saisir que se joue là l'impensable de la fondation de la société. C'est retourner la magie de Méduse en miracle de Véronique.
Le démontage du piège de l'image et l'analyse du pouvoir de l'image en relation avec l'image du pouvoir ne peuvent que gagner en actualité dans une société qui se veut une société d'images. Comment ne pas penser à Michelet ou mieux, repenser Michelet, alors même que le luisant écran nous hypnotise pour mieux nous absorber dans le grand réseau d'un nouveau monde, d'un continent virtuel, nouvelle Cité que d'aucuns appellent la Toile, en ajoutant qu'il convient d'y 'surfer' ou d'y 'naviguer' ?
Notes
1. Jules Michelet, Le Peuple, introduction et notes par Paul Viallaneix (Paris: Flammarion, 1974), 65.
2. Le Peuple, 59.
3. Le Peuple, 63.
4. Jules Michelet, Cours au Collège de France (Paris: Gallimard, 1995), 1:669-70, et Histoire du XIXe siècle (Directoire) (Paris: Michel Lévy frères, 1875), 136 : « les mystères du profond magicien ».
5. Jules Michelet, La Bible de l'humanité (Bruxelles: Complexe, 1998), 247, n. 1.
6. Pierre-Joseph Proudhon, La Destination sociale de l'art (Paris: Garnier Frères, 1865; réédition, Dijon: Les Presses du Réel, 2002). Il faut reconnaître à Proudhon le courage d'avoir théorisé l'art qui lui est contemporain (Courbet).
7. Jules Michelet, Le Moyen Âge, présentation de Claude Mettra (Paris: Robert Laffont, 1981), 260.
8. Cours au Collège de France, 2:325.
9. Cours au Collège de France, 2:327. [End Page 73]