Maurice Agulhon - Michelet et la sociabilite - L'Esprit Createur 46:3 L'Esprit Createur 46.3 (2006) 74-78

Michelet et la sociabilité

Collège de France

Michelet n'a pas inventé le mot ni la notion de sociabi-lité. Le mot est attesté en français au XVIIe siècle sans autre définition, semble-t-il, que de dire le caractère de qui est « sociable »1 . Sociable dans le domaine de la psychologie individuelle (un enfant est sociable quand il n'est pas renfermé et timide), ou dans le domaine de la zoologie (des animaux comme les abeilles, les éléphants [ou les hommes] vivent en groupes, et non en solitaires ou en couples). Mais de ce second sens, dès le XVIIIe siècle, en Angleterre d'abord puis en France, on était passé à une acception intermédiaire et plus porteuse de valeur morale : un groupe d'humains peut être dit plus sociable qu'un autre groupe s'il est capable de vivre une vie collective meilleure, plus complexe, plus raffinée que celle des groupes voisins.

La sociabilité (de tel siècle, de telle nation, de telle couche sociale) est alors devenue une notion de psychologie collective en même temps qu'un signe distinctif, et qu'une vertu.

C'est en ce sens (par quelle voie ? quelle lecture ? quelle influence ? nous avouons l'ignorer) que Michelet s'est emparé de ce vocabulaire dans son premier chef-d'œuvre, le Tableau de la France qui figure au deuxième tome de sa Grande Histoire de France.

On est au début des années 1830. Michelet est un jeune universitaire orléaniste, exalté par la Révolution de Juillet, libérale, laïque et patriotique. La France dont il va raconter l'histoire depuis sa véritable naissance comme nation (vers le neuvième siècle) jusqu'au temps présent, il sait qu'elle est diverse, et même encore très inégalement française ; il en décrit donc les provinces ou régions, en insistant sur les différences dues aux aptitudes naturelles (montagne ou plaine, alpage ou vignoble), ou bien au climat (ici doux, là rude, voire excitant), ou encore à l'histoire (on a pu être plus ou moins romanisé). Mais la différence essentielle est celle qui distingue les contrées qu'un certain isolement enferme dans un caractère unique des lieux de contact qui ont l'avantage de pouvoir confronter et cumuler les génies particuliers. Et c'est pour faire l'éloge de celles-ci que Michelet recourt à la sociabilité. « (Voici) Tout près du Dauphiné, la grande et aimable ville de Lyon, avec son génie éminemment sociable, unissant les peuples comme les fleuves »2 . Il va alors nous expliquer à loisir que Lyon est bien, géographiquement, une ville méridionale, mais qu'elle échappe aux tares méri-dionales parce que ses deux fleuves, le Rhône et la Saône, qui lui ont très tôt [End Page 74] procuré les contacts des Alpes, du Jura, de la Bourgogne l'ont prédisposée au commerce et à la pensée. Lyon—doit-on comprendre—a un génie sociable parce qu'elle a eu la première, une fonction de capitale.

On comprend alors que la sociabilité doive se rencontrer au plus haut point à Paris, la capitale définitive, celle où se rejoignent les sujets (puis les citoyens) venus de partout. C'est dans la ville où l'on a le plus de chances de rencontrer le plus grand nombre de provinciaux, que l'on possède le plus d'informations, que l'on subit le plus d'influences, qu'on élabore donc les genres de vie les plus perfectionnés, que l'on s'unifie donc en se civilisant, comme le fera un jour l'humanité entière.

Diminuer sans la détruire, la vie locale, particulière, au profit de la vie générale et commune, c'est le problème de la sociabilité humaine. Le genre humain approche chaque jour plus près de la solution de ce problème. La formation des monarchies, des empires, sont les degrés par où il y arrive. L'empire romain a été un premier pas, le christianisme un second, Charlemagne et les Croisades, Louis XIV et la Révolution, l'empire français qui en est sorti, voilà de nouveaux progrès dans cette route. Le peuple le mieux centralisé est aussi celui qui, par son exemple et par l'énergie de son action, a le plus avancé la centralisation du monde3 .

Point de contradiction, comme on voit, chez Michelet, à cette date, entre son universalisme philosophique et sa fierté patriotique de français. La France est la légitime institutrice du monde parce qu'elle est la plus civilisée, et elle est la plus civilisée parce que, née de la forte centralisation d'un espace géographique bien divers, elle a le génie le plus complexe. Ce génie national peut être dit sociable parce qu'il a rapproché et combiné les diversités des provinces soumises au lieu de les effacer. La sociabilité en somme, à cette étape de sa pensée, c'est à peu près synonyme de civilisation.

Cet optimisme cosmique évoluera, et il arrivera bientôt, en 1846, dans Le Peuple, que Michelet entrevoie la sociabilité dans un sens plus proche de l'analyse concrète des comportements sociaux. Il est revenu à Lyon précisément, parce que Lyon est aussi—désormais—la grande citadelle de l'industrie textile et de la lutte des classes. Interrogeant des ouvriers tisseurs sur leur malheur et leurs plaintes, Michelet entend l'un d'eux répondre : « il y a un autre mal, Monsieur, nous sommes insociables ». Et Michelet de commenter douloureusement : dans notre France « pays renommé entre tous pour la douceur éminemment sociable de ses mœurs et de son génie », on pourrait parfois manquer à l'union de la fraternité4 ?

Il soupçonne alors que notre civilisation théoriquement excellente, avec « son fonds immuable, inaltérable, de sociabilité », peut pécher par dessèchement individualiste, par l'exploitation que subissent les ouvriers de la part des [End Page 75] industriels, voire des gouvernants, bref par tout ce nouveau climat de libéralisme pur, qui gêne l'expression des humbles quand ils voudraient s'unir. « Sommes-nous pires que nos pères dont on nous vante sans cesse les pieuses associations ? »5 . Jamais Michelet n'a été plus près du socialisme, et jamais il n'a été plus près aussi de comprendre que la sociabilité ne devrait pas consister seulement en une excellence générale de mœurs et d'idées, mais passer aussi par la liberté d'association.

Cette voie cependant il ne la suivra pas. Après le Peuple, Michelet se voue à la Révolution française, dont il publie le récit entre 1847 et 1853, couvrant la période la plus intense, celle qui va des États Généraux à la chute de Robespierre. C'est peu de dire qu'il approuve. À ses récits détaillés, à ses commentaires réfléchis et parfois polémiques, il ajoute des hymnes d'en-thousiasme pour le peuple, pour les idées nouvelles, et pour les grands moments de victoire pacifique dont le plus exaltant est à ses yeux le mouvement des Fédérations (Novembre 1789, 14 Juillet 1790).

Le peuple s'unifie, on se sent tous fier, parce qu'on se sent tous français ; on rejette la Religion (catholique, mauvaise parce qu'elle est obscurantiste et parce qu'elle a cautionné toutes dominations injustes) mais on est inspiré par une Religion nouvelle, une sorte de « Communion » (le mot est écrit). Et ce mouvement à la fois mystique, pacifique et unificateur est louable parce qu'il accomplit la loi de la Nature. C'est pour lui que Michelet emploie à nouveau le mot de sociabilité.

Tout ceci [le 14 Juillet 1790], est-ce un miracle ? [...]

Oui, le plus grand et le plus simple, c'est le retour à la Nature.

Le fond de la nature humaine, c'est la sociabilité. Il avait fallu tout un monde d'inventions contre nature pour empêcher les hommes de se rapprocher. Douanes intérieures, péages innombrables. Un matin, ces obstacles tombent, ces vieilles murailles s'abaissent. Les hommes se voient alors, se reconnaissent semblables [...]6 .

C'est l'humanité, mais pour commencer, c'est la France, sa première étape. Quinze ans plus tôt, dans le Tableau, Michelet avait déjà soutenu la thèse que la France se construisait peu à peu grâce à l'inter-connaissance impliquée par le rassemblement géographique et les inter-influences progressives. Maintenant, avec la Révolution, il voit ce mouvement s'accomplir en atteignant un niveau de conscience collective, celle du Peuplede 1790 (tel du moins qu'il le voit—mais ceci est une autre question).

La sociabilité, pour nous en tenir à elle, est donc plus que jamais pour lui une notion philosophique, ce que nous appellerions aujourd'hui l'aspect spirituel de la « mondialisation ». Elle n'est donc pas la notion sociologique que nous aurions envie aujourd'hui d'utiliser—il y aurait tant à dire !—en décrivant la vie des [End Page 76] communes, des sections, des confréries, des clubs. Non que Michelet ne fût attentif à cette vie sociale concrète et organisée, mais il était enclin en libéral pur à se méfier des organisations, tant celles des cléricaux que celles des jacobins. Il savait les voir, mais il n'aimait rien de ce qui était église ou quasi-église7 .

Sur la sociabilité au sens actuel du terme, Michelet a pourtant écrit un jour une des pages les plus célèbres, les plus souvent citées, de son histoire de France, dont, la Révolution achevée, il a comblé la lacune8 . C'est la page de « l'avènement du café ». Le café (boisson) a suscité le café (lieu de consommation) et, dans le Paris sur lequel régnait Louis XV, et sur lequel « régnait » surtout Voltaire, le café allait remplacer le cabaret, le café noir remplacer le vin, la boisson stimulante remplacer la boisson seulement excitante, et l'intelligence critique supplanter l'ivresse. « Au fond du noir breuvage, [on pourrait voir] le futur rayon de 89 »9 . Brillante intuition, mais qui n'est pas mise sous l'étiquette du sociable.

La dernière étape de l'œuvre de Michelet, c'est l'esquisse, inachevée, du XIXe siècle. Il a laissé l'Histoirede la Révolution au lendemain du 9 Thermidor. Son XIXe siècle recouvre en réalité l'Histoire du Directoire, celle de Napoléon, et les débuts de la Restauration. Elle est assombrie par le pessimisme : la guerre, la brutalité autoritaire et rétrograde du bonapartisme, les spectres de l'individualisme, de l'influence anglaise, et même du socialisme, sur lequel ses jugements sont mitigés. Entre la fin de Robespierre et l'arrivée de Bonaparte, la République directoriale a été, somme toute, un intervalle de liberté. Michelet s'en souvient et, pour en féliciter Paris, ce Paris qu'il adore parce qu'il est un pur parisien, et parce qu'il voit en lui un concentré de France, il retrouve une fois le grand mot : « Jamais la sociabilité aimable de Paris ne parut davantage. On parlait même aux inconnus »10 .

La sociabilité comme trait—vertueux—de psychologie collective, n'est donc pas oubliée. C'était une constante de sa pensée. Quant à la haute vertu philosophique et mystique, celle qui donne un sens et sa finalité à l'histoire, il semble qu'elle ait changé de nom. Y a-t-il un avenir pour l'Europe ? Peut-être, pourvu qu'on le veuille. « Qu'une grande idée apparaisse, la volonté y tend, et fait un monde. Il n'y a pas d'autre mode de création. Quelle idée a surgi ? C'est l'association des volontés, des âmes, qu'on nomme République »11 .

La République, plus ou moins confondue avec la France, dont la vocation serait d'être le modèle et la première étape, ou le premier morceau de la République Universelle, c'est bien ce que souhaitaient les plus optimistes et les plus idéalistes des républicains parvenant au pouvoir.

Précisément l'un d'eux, et non des moindres, l'a exprimé un jour dans le vocabulaire même de Michelet. Jules Ferry, discours prononcé en 1876 lors de sa réception dans la franc-maçonnerie : [End Page 77]

Nous unissons deux vertus, la tolérance et la charité. Que veut dire ce lien ? Cela veut dire que la fraternité est quelque chose de supérieur à tous les dogmes, à toutes les conceptions métaphysiques, non seulement à toutes les religions, mais à toutes les philosophies. Cela veut dire que la sociabilité, qui n'est pas autre chose que le nom scientifique de la fraternité, que la sociabilité est capable de se suffire à elle-même ; cela veut dire que la morale sociale a ses garanties, ses racines dans la conscience humaine, qu'elle ne peut vivre seule, qu'elle peut enfin jeter ses béquilles théologiques et marcher librement à la conquête du monde12 .

Telle est la sociabilité dont Michelet a légué la notion ; c'est une conception philosophique de haute généralité ; elle n'est point encore réduite comme de nos jours à décrire et à comprendre les observations des sociologues.

Endnotes

1. Détails et références sur l'histoire du mot dans Maurice Agulhon, « La Sociabilité est-elle objet d'histoire ? », dans Étienne François, éd., Sociabilité et société bourgeoise en France, en Allemagne et en Suisse (Paris: Édition Recherche sur les Civilisations, 1987), 13-22. Voir aussi Roger Levasseur, éd., De la sociabilité, spécificité et mutations (Trois Rivières, Québec: Boréal, 1990).

2. Jules Michelet, Le Tableau de la France (Mayence et Paris: Lehrmittel Verlag, Les Belles Lettes, 1947), 63.

3. Tableau, 93.

4. Jules Michelet, Le Peuple (Paris: Julliard Littérature, 1965), 246-47.

5. Le Peuple, 246-47. « On », c'est la propagande contre révolutionnaire des catholiques, elle exaltait le Moyen Âge, époque où les pauvres avaient des confréries, contre les régimes libéraux modernes, hostiles à l'association libre. Pour Michelet idéologue, le Moyen Âge chrétien comportait évidemment moins de « sociabilité » que le monde post-révolutionnaire, mais pour le pauvre ouvrier tisseur il en comportait davantage. Michelet, théoriquement libéral, mais sensible et humanitaire, est ici visiblement embarrassé.

6. Jules Michelet, Histoire de la Révolution Française, livre 3, chapitre 11 (« de la religion nouvelle »).

7. Michelet nous aide ici à comprendre ce qui constitue un des grands problèmes de l'histoire de la France au XIXe siècle. Alors que tout le mouvement spontané et progressiste du siècle poussait à la multiplication des associations volontaires libres, il faudra attendre 1901 pour que la République mette enfin dans ses lois la liberté d'association. C'est que l'association évoquait, pour les Républicains, deux modèles dangereux : la confrérie (c'est-à-dire l'ennemi catholique) et le club (c'est-à-dire l'inquiétant jacobin). Michelet est parfaitement représentatif de ce républicanisme libéral, souvent amené à lutter sur deux fronts.

8. Rappelons qu'arrivé à la fin du Moyen Âge Michelet s'est lancé dans l'époque révolutionnaire, et que c'est seulement celle-ci achevée qu'il a raconté l'Ancien Régime, du XVe au XVIIe siècle.

9. Histoire de France, tome 15, chapitre 8.

10. Histoire du XIXe siècle, tome 1, 2ème partie, chapitre 1, 127.

11. Histoire du XIXe siècle, tome 3, Préface (« Coup d'œil sur l'ensemble de ce siècle »), 464.

12. Cité d'après Pierre Barral, Les Fondateurs de la Troisième République (Paris: Colin, 1968), 171-72.



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