Maurice Agulhon - La Republique - L'Esprit Createur 46:3 L'Esprit Createur 46.3 (2006) 15-20

La République

Collège de France

République, ainsi Appelle-T-On en France les régimes politiques dans lesquels l'État n'a pas (ou n'a plus) à sa tête un monarque héréditaire. La première va donc d'août septembre 1792 à mai 1804, la deuxième du 24 février 1848 au 2 décembre 1852, la troisième du 4 septembre 1870 au 10 juillet 1940—les suivantes ne concernent plus Michelet—mais, au-delà de ces séquences historiques concrètes et numérotées, « la République » en France se dit aussi au singulier, comme un régime idéal, corps de doctrines et support de sensibilité à la fois, mais en doctrines disputées et en passions antagonistes.

Michelet a été un témoin proche, parfois quasiment un acteur, de ces tribulations ; de la première, en outre, il a été l'historien, puisqu'elle est au cœur de son œuvre majeure, La Révolution française. Peu d'auteurs auront vu comme lui s'entrelacer, en influences réciproques, sa vie personnelle et son œuvre écrite. Il en était conscient, du reste, et il s'en est souvent expliqué dans ses diverses et longues préfaces. Distinguons donc les étapes politiques de sa vie dans ses rapports avec nos Républiques, avant d'arriver à ce qu'il en dit théoriquement dans ses œuvres.

Michelet en politique : ses Républiques

Sous la première d'entre elles, Michelet, né en 1798, est un enfant, trop jeune pour avoir de vrais souvenirs personnels, mais il est nourri de ceux de son père, auxquels s'ajouteront les témoignages d'autres aînés qu'il sera toujours empressé à recueillir, pour compléter les sources d'archives et de bibliothèque.

On peut quasiment dire qu'il l'a connue. Sa famille appartenait—comme on sait—à un milieu populaire, parisien, plutôt satisfaite de la Révolution qui avait eu lieu, puis résigné à son prolongement en un Empire dont les dérives despotiques et belliqueuses n'étaient pas encore évidentes.

La seule originalité du jeune Jules Michelet, adolescent sous Napoléon et sous Louis XVIII, sera de se constituer par l'étude, et par son talent, une haute position de professeur d'histoire à l'École Normale. « Méritocratie républicaine » avant la lettre, dira-t-on peut-être. En fait, l'ascension pouvait mener et mena en effet le jeune et brillant professeur jusqu'aux approches des familles régnantes (leçons à la Cour).

En bon héritier des progrès révolutionnaires, en bon parisien patriote, Michelet sera parfaitement à l'aise sous le règne de Louis Philippe issu de la [End Page 15] Révolution à la fois libérale et nationale (drapeau tricolore) de Juillet 1830. Il publie les premiers volumes de son Histoire de France en commençant par le commencement (le Moyen Âge) et il accède au plus haut poste de sa profession, le Collège de France.

Louis Philippe, dans sa logique libérale, était « juste milieu » ; nous dirions aujourd'hui « centriste », ou « lutte sur deux fronts » : un front contre la Contre-Révolution (le camp légitimiste, conservateur, autoritaire et surtout clérical), un front contre l'agitation populaire (républicains néo-jacobins, communistes…). Cela donc jusqu'au milieu des années 1840, lorsque sous l'influence de Guizot, le monarque vieillissant laisse s'accomplir un véritable virage à droite. Guizot prend parti pour l'Église contre les intellectuels laïques de l'Université, refuse la réforme électorale la plus légitime, et s'adosse, en somme, au camp de la Contre-Révolution (celui qu'on appellera bientôt le Parti de l'Ordre).

L'orléanisme gouvernant, dès lors, n'est plus au centre, il est passé à droite, et, il a donc du coup poussé vers la gauche ceux de ses partisans qui sont restés libéraux. Ainsi s'explique le fait que des orléanistes comme Arago, Lamartine, Crémieux, Tocqueville aient accepté si aisément en février 1848 de se muer en républicains.

Michelet, qui n'était pas député, n'a fait que suivre ce courant et cette logique. Il y était d'autant plus incité que Guizot l'avait mis personnellement en vedette. Son cours du Collège de France étant anticlérical, étant donc devenu foyer d'attraction pour la remuante « jeunesse des Écoles », Guizot en avait ordonné la suspension. Aussi dès le lendemain des journées de février mars 1848, la République rétablit-elle Michelet dans sa chaire. Il y rentre triomphant. Comme la plupart des libéraux convaincus, tirant les conclusions de ce nouvel échec de la Monarchie constitutionnelle en France, Michelet s'est reconnu républicain. C'est un républicain à la façon hautement proclamée par Lamartine, la République sans la Terreur, et si possible sans la guerre.

Il va la servir, et servir aussi sa propre vocation, à la tête de la direction de la section historique des Archives nationales.

De 1848 à 1851 Michelet ne « fait pas de politique », il n'est élu à aucun poste, il exerce seulement son unique et triple métier d'historien : en archiviste, en professeur et en chercheur. Il poursuit l'Histoire de la Révolution, qu'il avait commencée à la fin de la Monarchie de juillet. Les événements de ces trois années (sous Lamartine, sous Cavaignac, puis sous Louis Napoléon Bonaparte) il les suit de loin, non sans inquiétude sur le niveau de conscience civique de cet immense peuple provincial à qui le suffrage universel vient de donner le pouvoir. [End Page 16]

Survient le Coup d'État du 2 décembre 1851. Cette violation du Droit, prélude évident en outre à une restauration d'Empire, lui est inacceptable ; en outre, elle l'affecte directement puisque, comme fonctionnaire appelé à prêter serment au Prince Président il le refuse et perd donc ses postes. N'ayant pas résisté matériellement, il n'est pas inquiété ni poursuivi, il va vivre désormais en exilé de l'intérieur (à Nantes, à Toulon et Hyères, à Paris parfois) ou en séjours extérieurs (Italie notamment). Vivant de sa plume, il publie beaucoup, achevant la Révolution, traitant à grands traits l'intervalle qu'il avait laissé entre le Moyen Âge et 1789, et se lançant en outre dans les grands écrits mystiques et variés que nous mettrions sous les rubriques de l'anthropologie ou de la philosophie.

Mystique est-il le terme juste ? Peu importe ici l'approximation, elle a du moins le mérite de nous faire inscrire Michelet à côté de son grand contemporain en République et en Romantisme, Victor Hugo. Certes, Michelet n'a guère été qu'observateur ou sujet passif dans les combats politiques où l'écrivain de Ruy Blas et de Châtiments était un militant et une vedette. À ceci près, tant de choses les rapprochent ! une jeunesse patriote et libérale, la découverte de la République en 1848, l'amour du peuple, le mépris des religions installées, combiné avec un spiritualisme déiste vague mais profond, l'amour (si l'on peut dire) de l'Amour et de la Femme, et même—chose alors plus rare—la sensibilité poussée jusqu'à la protection des animaux…

Cependant, différence à nouveau : Michelet ne sera pas, comme Victor Hugo, un actif revenant ni un heureux triomphateur de la République Troisième. Dans les difficultés et les drames qu'ils rencontrent (invasion allemande, défaite, guerre civile à Paris, Thiers, Mac Mahon, « Ordre Moral ») les républicains ministres ne trouvent pas le temps ni le courage de rendre à Michelet sa chaire du Collège de France. Il en souffre, il souffre des maux de la France et singulièrement de leurs cruelles péripéties parisiennes, sa santé se détériore. L'Histoire du XIXe siècle par laquelle il entreprend courageusement de continuer l'œuvre arrêtée au 10 Thermidor en tirera une sorte de climat pessimiste.

Michelet penseur : sa République

Michelet n'a pas vu l'idée républicaine sortir de l'enseignement des collèges où l'on idéalisait Athènes, Sparte et Rome. Il l'a vue sortant de l'histoire récente—non pas l'histoire des cours d'histoire, mais l'histoire en marche dans sa réalité. Au commencement il y a les lumières, l'esprit, Voltaire et ses émules.

La Révolution en découle, et c'est elle, sous ce nom, qui est l'objet de son livre le plus célèbre. Or la Révolution apparaît comme une lutte dans laquelle le Peuple et ses amis et porte-parole se heurtent à la résistance des privilégiés et à [End Page 17] celle de la Monarchie. Quand la fuite de Louis XVI à Varennes (juin 1791) révèle le caractère contre-révolutionnaire du roi, alors apparaît un parti républicain. Il ne fera que grandir au cours des péripéties des années qui commencent, se diviser aussi—mais ceci c'est un autre problème, que nous retrouverons.

Le curieux de cette histoire, que Michelet a pu suivre et méditer jusqu'à sa mort (1874), même s'il n'a raconté que partiellement les péripéties du XIXe siècle, c'est que, précisément, le XIXe siècle français reproduit et confirme en grand la Révolution. Une sorte de monarchie revient avec Bonaparte, elle tourne à la tyrannie et à la guerre permanente, et s'effondre à Waterloo. La monarchie restaurée, celle des frères de Louis XVI, quoique plus libérale, rétablit maladroitement le vieux principe d'autorité et de religion, et va ainsi à sa perte en 1830. Louis-Philippe, malgré ses bons principes et sa bonne volonté, se coupe du peuple parisien, aux révoltes trop durement réprimées, et échoue ainsi dans son enracinement. C'est 1848. Enfin, Napoléon III réédite le bonapartisme dans ses pires excès : dictature établie par force brutale en 1851, désastre national à la fin (Sedan 1870).

Ainsi, pendant soixante ans, sous trois royautés différentes, ce siècle fit lentement une grande œuvre qui lui restera : « L'effacement de la légende qui, si longtemps, fit croire au cœur royal, à la prétendue bonté que recèle, disait-on, le cœur des rois ».

Ce que la logique ne faisait pas, l'expérience le fit. Et ce siècle marcha définitivement, non pour la France seulement, mais pour l'Europe et le monde, « vers la République, vers le self-government, le gouvernement où l'homme, devenu majeur, fera désormais ses affaires lui-même »1 .

Homme devenu majeur, on croit entendre la fin du couplet des enfants dans le Chant du départ « […] les républicains sont des hommes, les esclaves [= sujet des monarchies] sont des enfants ».

Toute monarchie est archaïque par la part de mystique qu'elle recèle, la République est ce qui convient à l'humanité enfin moderne où l'homme se guide par la raison.

Mais les monarchies et les dévotions qu'elles suscitent ne sont pas les seuls obstacles à la République ; il faut se méfier aussi d'une mystique apparemment révolutionnaire, celle du « salut public », dans la mesure où elle conduirait (où elle a conduit, en fait) à offenser « le principe original et naturel qui avait fait la Révolution, la justice, l'équitable humanité ». Nous sommes ici, curieusement, au récit d'un épisode mineur de l'année 1791, celui où les patriotes d'Arnay le Duc (Côte d'or) prétendaient interrompre le voyage des tantes du roi (les filles de Louis XV) qui voulaient aller faire leurs Pâques à Rome pour y bénéficier spirituellement d'une authenticité catholique compromise en France. [End Page 18]

La Justice, l'équité, pour Michelet, aurait consisté à laisser passer ces inoffensives dévotes. L'esprit de salut public, alors dominant, consista à les arrêter comme contre révolutionnaires.

Sur cet épisode, mineur certes, mais significatif, Michelet se lance alors dans une longue digression anticipatrice pour prouver que le principe de salut public a perdu la France.

Perdu en ce que la jetant dans un crescendo de meurtres, qu'on ne pouvait arrêter, elle rendit la France exécrable dans l'Europe, lui créa des haines immortelles ; perdu en ce que les âmes brisées, après la Terreur, de dégoût et de remords se jetèrent à l'aveugle sous la tyrannie militaire ; perdu en ce que cette tyrannie eut pour dernier résultat de mettre son ennemi à Paris et son chef à Sainte-Hélène. Dix ans de salut public par la main des républicains, quinze ans de salut public, par l'épée de l'Empereur […].

Ce qui n'a pas été vaincu [non pas en 1791 mais à ce jour celui de cette réflexion] c'est le principe de la Révolution, de la justice désintéressée, l'équité quand même. C'est là qu'il faut revenir. Assez d'une expérience […]2 .

Peu de passages expriment aussi clairement que celui-ci à quel point la « déesse » de Michelet c'est la Révolution dans sa pureté rationnelle et morale idéale, et que la République n'en est devenue l'héritière qu'après bien des expériences, des péripéties et même des défaillances.

Bien entendu cela le mettait clairement, nous l'avons dit, en affinité avec la République de 1848, celle de Lamartine (la République héritière de la Révolution, mais avec la Terreur en moins). En affinité aussi avec les résistants de 1851 (symbole Victor Hugo cette fois) qui voyaient dans le bonapartisme, sa violence et sa violation du Droit, l'ennemi principal.



Tout n'est pas dit encore.

De même que, au travers de la Révolution, les républicains se sont parfois cruellement combattus entre eux, de même, au cours du XIXe siècle, les amis de la Révolution, tous bons républicains, ont pu connaître controverses et polémiques. Comme chacun sait, Michelet n'a cessé de débattre avec l'autre grand thuriféraire de la Révolution, Louis Blanc. Louis Blanc était socialiste, Michelet, en matière d'économie, était resté un libéral classique. Mais, comme il arrive, le socialiste Louis Blanc, considérant la démocratie « bourgeoise » (libérale) comme insuffisante, avait plus d'indulgence pour la perspective d'une lutte révolutionnaire continuée, et par conséquent pour les épisodes les plus radicaux de la Révolution du XVIIIe siècle. Bref, Louis Blanc aimait Robespierre, tandis que Michelet portait sur lui, comme sur tous ces héros devenus violents puis martyrs à leur tour, un jugement douloureusement mitigé. À la réflexion, concluant sa grande œuvre, Michelet va jusqu'à écrire [End Page 19]

Toute histoire de la Révolution jusqu'ici était essentiellement monarchique, telle pour Louis XVI, telle pour Robespierre. Celle-ci [la mienne] est la première républicaine, celle qui a brisé les idoles et les dieux. De la première page à la dernière, elle n'a eu qu'un héros : le peuple. Cette justice profonde et générale qui a ici son premier avènement n'a-t-elle pas entraîné avec soi plusieurs injustices partielles ? Cela se peut […]3 .

Si l'histoire de Michelet est la première à être républicaine, on en déduit aisément ce qu'est pour lui (ou que doit être) la République : non seulement, comme on l'a dit, un régime de raison, d'humanisme, de justice, de Droit,mais aussi une sorte de nouveau « juste milieu » : contre la droite autoritaire et cléricale, moderne avatar de la Contre-Révolution, et aussi, sur un autre front, contre un extrémisme de gauche à modèle jacobin et à motivation collectiviste.

Ni Louis XVI ni Robespierre. C'est la République de Jules Ferry, que Michelet n'a pas vécu assez pour saluer.

C'est la République du XIXe siècle.

Endnotes

1. Jules Michelet, Histoire du XIXe siècle, livre 7, chap. 1, Œuvres complètes, Paul Viallaneix, éd.(Paris: Flammarion, 1982), 21:643.

2. Jules Michelet, Histoire de la Révolution française, livre 4, chap. 9 (Paris: Gallimard, 1952), 1:545.

3. Histoire de la Révolution française, 2:1149.



Share